Focus danse, festival Chalon dans la rue, Chalon-sur-Saône

bien-parado-méandre-© Jean-Michel-Coubart

Au corps à corps

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

La danse, discipline qui a beaucoup souffert du confinement, est à nouveau sur le pavé. À Chalon dans la rue, trois propositions ont retenu notre attention. À commencer par « Bien parado », performance tauromachique libératrice nous a estomaqué. Grande précision dans les gestes et les regards. Une énergie à retourner une foule.

Son arrivée est d’abord sonore. Alors que le public attend, en cercle, dans un parc, elle est annoncée par le bruit d’une poussée dans les graviers, suivi d’un choc sec. Elle, c’est Jane Fournier. Visage dissimulé dans son sweat à capuche, elle traîne son rocher de Sisyphe, un énorme cube en bois : une structure héritée du passé ? Un fardeau ?

D’instinct, ceux qui l’avoisinent lui cèdent le passage. Elle se fait sa place. L’expression prend ici tout son sens. Elle dérange, mais avec une grande délicatesse, pour aller au plus près de son lieu, qu’elle recherche et remet sans cesse en jeu. Elle s’impose. Et c’est en soi bouleversant : sans s’excuser, sans demander d’autorisation, elle se fraie son chemin par traînées et basculements de l’encombrant bagage

Dompter, libérer

Ce cube devenu promontoire, elle l’escalade et le dompte. Dans le pur art de la monstration, telle qu’elle se pratique dans les arènes et sur les scènes du monde entier, elle va nous montrer qui elle est. Elle va déployer son monstre et sa puissance. Redressement animal, doigts dressés comme les cornes d’une bête ou telle une bénédiction, elle œuvre à sa puissance, sur fond musical d’homélie. Il y a trace du religieux dans cette verticalité assumée, de la grâce du torero (même si on n’aime pas bien la discipline), de la poésie verticale de toutes les érections. Il y a quelque chose de la force féminine, alors que Jane, avec sa nouvelle coupe de cheveux undercut, met du trouble dans le genre, affirme un bouillonnement androgyne.

Bien parado est un spectacle de danse contemporaine qui est d’abord né dans la rue, puis s’est immiscé dans les salles. Si nous ne l’avons jamais vu dans une boîte noire, il nous paraît tillé pour les places publiques et autres espaces ouverts où il peut privilégier les contacts au corps à corps, la proximité des regards, la précision des déplacements au plus près des spectateur.rices. Il prend littéralement appui sur les corps. Les photographies de Jean-Michel Coubart saisissent avec acuité cette énergie et la force de cette présence. Nous naviguons entre la parade sévillane, la danse contact et la provocation. « Viens, viens, danser », semble nous dire chacun de ses déplacements bruts et maîtrisés à la fois. On y retrouve les enjeux d’un spectacle comme Full Fuel (Cie Oxyput dont elle fait partie) : mobiliser le groupe, offrir du sauvage, entraîner. Et ça prend !

« Bien Parado », La Méandre © Jean-Michel Coubart

Toute cette puissance ne pourrait exploser sans le dialogue constant entre le corps de la danseuse et la musique de Cédric Foin. Ce lien permet des accalmies, des haltes et de brusques décollages fiévreux. Des décomptes et des mises à feu qui « foutent le zbeul ». Cette complicité fourbit progressivement les armes de la rave party : libération dionysiaque et collective des corps. Il y a des tripes et des viscères dans cette lente contamination du public. La figure qui tombe et se redresse entraîne tout dans son sillage. Chapeau.

On sent qu’il s’agit là de s’approprier et d’intégrer d’abord les gestes connus de la tradition espagnole, avant de s’en libérer, d’oser être pleinement soi. Un cheminement. Tout est extrêmement rigoureux. Le public, attentif, suspendu, électrifié, ne quitte pas l’interprète du regard. La bataille jusqu’à l’émancipation est tendue et fascinante de bout en bout. À ne rater sous aucun prétexte dans « la cour de l’association des compagnies qui s’aiment bien », à Aurillac !

Rituel au lever du jour

Le lendemain matin, à six heures, sur le pont Saint-Laurent à Chalon, ils sont là : noctambules pas encore couchés et lève-tôt extraits de leur lit aux aurores. Au milieu du ballet des voitures matutinales, ils se reconnaissent, telle une petite communauté secrète, à leur regard de « chercheurs ». Soudain, on aperçoit en contrebas un groupe de femmes qui exécute une salutation à Phébus. Et le voilà justement qui pointe à l’horizon, sur le fleuve, en guise de spectacle inaugural : un lever du soleil rougeoyant. Simple et bouleversant. Un présent qui nous est offert au milieu du tumulte du festival. « J’accompagne, je demande, je protège la vie », scande le choeur.

Disons-le d’emblée, les allergiques au féminin sacré ou à la psychomagie risquent de ressentir quelques démangeaisons. À nos rivières, que la compagnie Malaxe présente comme une « déambulation thaumaturge », regorge de rituels, de gestes symboliques, d’actes sacrés. Il faut entrer dans la proposition pour goûter l’expérience, laisser infuser des questions intimes que les danseuses nous murmurent à l’oreille : « Avec qui as-tu fait le chemin ? Ton corps avait-il envie ? Respire l’instant. » Les groupes se scindent, sont entraînés chacun par une interprète solo dans une course en avant, un allant. On traverse les rues dans les couleurs orangées du jour naissant, on navigue avec un caillou dans la poche (un fardeau à porter, dont on peut se délester), on entend des histoires éternelles de femmes, de vie.

« Je crois que j’aurais envie qu’on me prenne par la main », murmure celle que nous suivons. Elle nous conduit à de nouveaux tableaux chorégraphiques choraux. Nous rencontrons de grandes fresques collectives, nous assistons à des rituels de remplissage, de délestage, de rencontre. Gagnés par la beauté et le mouvement, nous cheminons en procession sur une longue distance avec ces sept femmes, dans leurs chants et danses de soin. Elles apparaissent comme des créatures tour à tour « sanguines, fécondes, magiques, obscures, solaires, sensuelles et sauvages qui ont un pouvoir de vie et de mort ».

Chaque corps affirme sa différence et sa puissance. La traversée est subtile, saisit les variations du paysage et du ciel. Les étoles-robes constituent le point de focus qui illustre les métamorphoses féminines : singularité, complémentarité et lien, encombrants ballots à déposer, parures virginales, divinisation pailletée d’or, reflets du paysage intérieur… les tissus ne cessent de changer de couleur et de signification. Au terme de mille avancées, frottements, échanges de regards, passages cérémoniels, contacts subtils avec le public, on arrive dans une roue de la vie qui perpétue le mouvement et l’ancrage. Ce matin-là, le public se fond dans la proposition. Les corps semblent malaxés, attendris, ralentis mais alertes, prêts à accueillir le jour qui s’annonce. Belles images à foison. Etrange sensation de se connaître. D’avoir vécu ensemble.

Éloge de la peau

J’irai danser de la compagnie Solsikke, programmé dans la sélection IN des partis-pris de création, envisage également le contact comme une nécessité. Ici, ce n’est pas une démarche de développement personnel, mais un questionnement sociétal afin de « prendre le risque de se toucher ».

j'irai danser-solsikke © Christophe-raynaud-delage
« J’irai danser », cie Solsikke © Christophe Raynaud Delage

Dans la cour d’une grange, le spectacle convoque le temps des bals clandestins. Mais ce sont les confinements qui se rappellent sans cesse à nos esprits, ces périodes où tout lien physique aux autres nous était interdit. « À quoi sert ma peau si personne ne la touche ? », s’interroge un journal de bord lu tour à tour par les interprètes au micro. La peau est célébrée comme la voie idéale pour faire de soi un être aimé et aimant. Sur la piste centrale, le jeu est frénétique, accompagné par un guitariste flegmatique et complice. Il y a du monde au plateau, des couleurs (joli travail de costumes), des corps qui se cherchent et vont chercher le public. On se laisse séduire. Il est question d’anasthasia (renaissance), de hantise des embrassades, d’actes de résistance par la convivialité, de se sentir être une « part du monde ». Cela se tient, se meut, sans que l’on ressente une vitalité nécessaire. Peu à peu, toutefois, des spectateur·ices entrent dans le cercle.

Ces trois spectacles vus à Chalon dans la rue fonctionnent tous sur la disparition progressive des interprètes, la dissolution de la frontière entre regardés et regardants, la contamination par la danse, la création d’un collectif qui retrouve le goût du contact en se transmettant de l’énergie.

Ces dernières années, nombre de spectacles envisagent la danse comme une fête clandestine, un moment de transgression sociale, de dérogation aux rythmes imposés. En 2019, déjà, Vendredi, de la Fabrique Fastidieuse installait, à Aurillac, une rave party en plein jour, venait secouer le calendrier et les horaires balisés et subis. Cette même année, on avait déjà perçu cette tendance dans les arts de la rue avec la lente transe de LOStheULTRAMAR de la compagnie mexicaine Foco alAire. On pense à Raoul Vaneigen, le situationniste qui refusait les injonctions des gestionnaires du temps qui organisent nos existences au mépris de la vie.

Aurions-nous perdu le chemin de cette liberté simple, immédiate et puissante que nous offrent nos corps ? Ne survivons-nous désormais que dans le culte de la sécurité et de la retenue, dans des fêtes autorisées ? Serions-nous anesthésiés ? La rue nous secoue, nous invite à la désobéissance, au pas de côté. Brèches de la compagnie Alixem (2019), spectacle qui peine à se vendre (il est outrageusement foutraco-potache, anti-ordre, et vient titiller le politiquement correct des institutions), propose lui aussi ce franchissement de ligne jaune, version mur du son qui dépote et qui tâche : où est passé notre désir de vivre intensément, notre capacité à gueuler qu’on veut tout et tout de suite ? Comment tuer le préfet et le flic en nous ? 🔴

Stéphanie Ruffier


 

 

 

 

 

 

 

Chalon dans la rue, 35e édition

Site du festival
Du 20 au 24 juillet 2022
Port Nord • 71100 Chalon-sur-Saône
Gratuit

 

 

Bien parado, du Collectif La Méandre

Site de la compagnie
Chorégraphe et interprète : Jane Fournier
Compositeur et interprète : Cédric Foin
Regard extérieur à la dramaturgie : Anaïs Blanchard
Regard extérieur à la mise en corps: Grégoire Malandrin
Regard extérieur à la mise en scène : Arthur Delaval
Production et regards extérieurs : Clémence Lambey
Durée : 40 minutes
Tout public
Tournée :
• Les 17, 18, 19 et 20 août à 19 heures, Off du festival Eclat, école Canteloube, pastille 130, Aurillac (15)
• Le 1er octobre, au festival Du bitume et des plumes, à Besançon (25)

 

 

 

 

 

 

 

À nos rivières, de la cie Malaxe

Site de la compagnie
Mise en espace en corps et en soi : Émeline Guillaud
En collaboration avec les joueuses Francesca Caselli, Emi Sri Hartati Combet, Maud Giboudeau, Aurélie Delon, Lou Montézin, Émeline Guillaud, Sacha Steurer
Regard inclusif : Jules Beckman
Cheffe de chœur et compositrice : Marie-Madeleine Martinet
Création sonore : Gregory Cosenza
Création textile : Johanne Bailly
Scénographe : Claudine Bertomeu
Durée : 1 h 30
Tout public

J’irai danser, de la cie Solsikke

Site de la compagnie
Direction artistique, chorégraphie et mise en scène : Marie Chataignier
Avec : Elsa Caillat, Julien Degremont, Gregory Kamoun, Jean Haderer, Chloé Hervieux, Sophie Jacotot, Xavier Kim, Yves Miara et Marion Sanfoneira
Texte : Toma Roche
Accompagnement à la dramaturgie : Juliette Steimer
Régisseur : Vivien Durand ou Muriel Laborde
Costumes : Natacha Costechareire
Musique : Yves Miara
Regard extérieur : Périne Faivre
Durée : 1 h 30
À partir de 10 ans
Tournée :
Les 23 et 24 septembre, Temps fort Quelques p’arts, à Boulieu-les-Annonay (07)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Scènes de Rue 2022, par Stéphanie Ruffier
Festival Les Rugissantes au Creusot, par Stéphanie Ruffier

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