Quand on naît parent
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Chalon, une des principales vitrines des arts de la rue, affichait cette année un regain pour le théâtre documentaire. Trois spectacles traitant de la parentalité nous ont séduits : trois incursions dans l’intime, trois manières d’incorporer le témoignage sonore. Le bitume, lieu d’écoute privilégié ?
Dans un petit parc arboré, le générique du fameux dessin-animé La Vie retentit tandis qu’une femme déguisée en spermatozoïde s’agite aux côtés d’une autre qui berce une bûche, le visage déformé par des élastiques. L’image saisissante nous fait osciller entre sourire et angoisse. Il faut dire que le spectre de la crise climatique rôde : pourquoi continuer à faire des enfants en toute connaissance des enjeux aussi vitaux qu’anxiogènes qui les attendent ? Le collapso Pablo Sevigne est appelé à la rescousse : « Nos enfants seront plus adaptés que nous à ce monde pourri et low tech. »
Dans le cadre de L’Aube de la création, format de découverte où l’on aime humer les créations en cours, le collectif Détachement International de Muerto Coco présente une étape de De l’origine du monde. Cette création au long cours, bâtie à partir d’une enquête sur la parentalité, a déjà donné lieu à un triptyque éphémère. Le premier épisode envisageait le point de vue des mères, les premières à s’être portées volontaires pour témoigner ; le second les pères : le dernier, les enfants.
On écoute ainsi le témoignage des deux comédiennes sur leur grossesse : l’une, plutôt en repli sur ses sensations, profil huître ; l’autre grande enquêteuse sur le net, la fouine. Qu’est-ce qu’une être bonne mère ? Ce rôle scruté par l’entourage apparaît fort difficile. À partir de documents sonores, elles incarnent ensuite avec conviction un enfant de divorcés qui se sent coupable d’être « le lien qui fait mal », un adulte à l’enfance idyllique qui craint de ne pas réussir à faire mieux, ou encore un dialogue avec un parent soixante-huitard qui regrette qu’on se pose désormais « trop de questions ». Les morceaux exquis donnent hâte de découvrir la forme finale qui sera donnée à cette récolte singulière.
On en parle ?
Depuis 2020, les membres du collectif Muerto Coco explorent les écritures de l’intime, recueillant de la parole et de la matière documentaire autour de sujets qui les piquent au vif. Le « je » autobiographique ou auto-fictionnel est de plus en plus présent dans le théâtre de rue comme dans les salles, voire hypertrophié. C’est le cas dans Bien reprenons, de Romain Gigol-Gary, qui choisit de raconter sa relation à la musique via une série de sketchs plus ou moins romancés : ça sonne juste et dédramatise par l’humour le manque de reconnaissance du métier. Le seul en scène de Maxime Potard, Danser dans mon petit salon sans me poser de questions, tient plutôt de l’enquête sociologique. Il redéfinit la virilité en mettant ses questionnements en miroir de personnes interrogées qu’il incarne dans une scéno confidence sur canapé. Le récit de soi tient lieu de fil rouge et la dramaturgie bascule parfois en une thérapie sauvage, face public.
C’est le cas également pour la compagnie GIVB qui, avec Naître, libère la parole en levant le voile sur des sujets qu’on tait habituellement. On écoute l’expérience de Stéphane 4,5 kg à la naissance et de Barbara, 3,7 kg. Le premier déroule les étapes administratives plombantes pour accéder à l’homoparentalité, tandis que la seconde prend la mesure de sa dépression post-partum. Non, l’instinct maternel, ce n’est pas automatique : elle l’affirme et l’assume en montant à la tribune. Un grand moment d’applaudissements empathiques du public récompense sa prise de parole.
On aime les dessins sur les structures en bois qui ouvrent le propos, les scènes de comédie, notamment avec les masques de lapins, ou encore Stéphane se plaisant à incarner le conjoint et le médecin obstétricien. On avait d’ailleurs déjà apprécié son jeu sincère et investi dans son spectacle racontant son coming out, Ne le dis surtout pas ! On s’interroge toutefois sur la manie, présente dans nombre de créations, de diffuser des témoignages sonores qui fragmentent ou font contre-point aux scènes. N’est-elle pas ici redondante avec le dispositif plastique qui propose de les découvrir au casque, à côté du plateau ? Est-ce la vogue de la radio et des podcasts intimistes type Les Pieds sur Terre ou LSD qui contamine la scène ?
Écouter les « vrais gens » semble devenu un passage obligé pour sortir du narcissisme de l’autobiographie. Mais le document sonore fait-il spectacle ? Oui, s’il y a des correspondances véritables entre l’expérience racontée et la matière documentaire. Oui, encore, quand la mise en scène et le jeu animent le propos avec métaphores et inventivité visuelle. Il s’agit bien d’accoucher de personnages, de situations et d’en jouer, non de faire œuvre scientifique. Ici, le dialogue sincère et humoristique touche le public au cœur. Le double regard sur la parentalité permet une salutaire distance critique.
Délicates façons de porter
La compagnie Altraa, avec son dispositif radical, l’a parfaitement compris. Elle prend du recul avec le moi en souffrance, dès l’accueil du public. Avec une douce hospitalité, Léos, interprète et metteuse en scène issue de l’école marseillaise de la Fai-ar, propose à chacun·e de désigner une de ses deux mains. L’une contient une bille de terre, l’autre un coquillage. Cadeau. Ainsi sera décidé notre parcours, soit avec le père aux bras immenses, soit aux côtés de la fille avec de l’eau dans les poumons. C’est surtout, on le comprend rapidement, un moyen de figurer le hasard de la naissance. Ainsi scindé en deux, le public prend des chemins intérieurs différents et ne vivra pas la même déambulation.
On retrouve, comme chez GIVB, le questionnaire d’adoption et ses formulations aussi intrusives qu’arbitraires. Un poème en soit : mi-cruel, mi absurde. On y apprend, par exemple, qu’il est plus rapide d’obtenir un bébé noir, arabe ou handicapé. Ici, le partage de cette étape administrative fondamentale se fait autour d’une table intimiste à la patine grise, entre des murs blancs, en petit comité. Au plus proche du comédien, chaque convive touche du doigt des polaroïds ou le grain d’une voix.
L’écriture est très belle et dépouillée. On nous parle du « corbeau qui rôde », image de la mélancolie, de l’adoption comme une « greffe du cœur qui prend ou pas ». Le comédien qui, en ouverture, a pris ses distances avec la narration (« Je ne suis pas le père ») incarne, pourtant, chacun de ses mots avec une justesse et une sobriété bouleversantes. « Il y a de la parole, mais pas de personnage, pas de triche, pas de fard à paupières. »
L’autre groupe vit une expérience davantage plastique et physique autour de la recherche de l’identité. À la fin de l’immersion, le public se retrouve dehors, alors que l’adoptée et l’adoptant se rejoignent sur le parvis du conservatoire. Leur danse travaille avec une grande subtilité le lien, sa part de confiance, de tension, d’exploration. Tant pour la prise en compte des spectateurices, que pour les choix scénographiques et la beauté des mots ou des gestes, cette création s’affirme comme un objet délicat et précieux. On le glisse, ravi, dans sa poche à souvenirs, gardant au chaud une grande pudeur. On touche régulièrement, à tâtons, la trace heureuse de cette poignante sensibilité. 🔴
Stéphanie Ruffier
De l’origine du monde, du collectif Détachement international du Muerto Coco
Site de la compagnie
Conception, collecte de témoignages, écriture, mise en scène et jeu : Raphaëlle Bouvier et Charlotte Perrin de Boussac
Complice dramaturgie et jeu d’actrice : Maxime Potard
Complices à la création musicale et sonore : Roman Gigoi-Gary
Complice chorégraphie : Léonardo Montecchia
Complice clown et burlesque : Coline Trouvé
Dans le cadre de L’Aube de la création au festival Chalon dans la Rue
Maquette de 30 minutes (création en mai 2024)
Naître, de la compagnie GIVB
Page FB de la compagnie
Co-écriture et jeu : Stéphane Baup-Danty-Lucq, Barbara Drouinaud-Bobineau
Co-écriture et mise en scène : Chantal Ermenault
Création sonore et musicale et technicien : Julien Lot
Dans le cadre de la sélection Off au festival Chalon dans la Rue
Durée : 70 minutes
À partir de 11 ans
Tournée :
• Les 19 et 20 août, Festival des arts de la rue, à Chassepierre (Belgique)
• Du 22 au 26 août, Festival Éclat , à Aurillac (15)
Dans tes bras les soirs d’orage, de la compagnie Altraa
Site de la compagnie
Jeu : Léos Clémentine et Guillaume Lucas
Création : Léos Clémentine, Guillaume Lucas, Élodie Elsenberger, Julien Grosjean, Quentin Laugier, Julia Moncla, Maxime Prangé
Avec l’accompagnement précieux de : Julie Lefèbvre, Magali Chabroud
Dans le cadre de de la sélection Off du festival Chalon dans la Rue
Durée : 60 minutes
Chalon dans la Rue • dans toute la ville • 71100 Chalon-sur-Saône
Du 19 au 23 juillet 2023
Gratuit
Réservation en ligne