Focus « Voix au chapitre » : « Nulle Autre voix », cie Kheireddine Lardjam, « Le Chœur des femmes », cie Actes Uniques, Artéphile, Festival Off Avignon 2024

Nulle-autre-voix © cie El Ajouad

Elles ont trouvé leur voix (voie)

Laura Plas
Les Trois Coups

L’Artéphile met les questions de genres au cœur de sa programmation avec deux adaptations réussies de textes forts sur les femmes : « Nulle autre voix » de Maïssa Bey, poignant, et « Le Chœur des femmes » de Martin Winckler, pièce de formation aboutie.

On ne connaissait pas le roman de Maïssa Bey, mais la pièce donne envie de se ruer sur la première librairie pour se replonger dans ce récit puissant. Que nous raconte Nulle autre voix ? Un meurtre, dès l’ouverture puissante de l’adaptation théâtrale. Un mystère : pourquoi cette femme a-t-elle tué son époux ? Pourquoi se tait-elle, alors que ses voisins témoignent qu’elle subissait violences sur violences ?

En fait, elle conte l’histoire d’une émancipation. Bâillonnée par une société patriarcale, une femme sort du silence qu’elle s’est imposé des années durant, se croyant coupable de ce qu’elle subissait. La mise en scène de Kheireddine Lardjam se concentre logiquement sur elle. La scène est vide : nous sommes concentrés sur la voix qui nous fait endosser le rôle de l’écrivaine à qui la femme choisit enfin de parler. Seule la lumière, splendide, sculpte l’espace, faisant de temps à autre surgir de l’ombre la plus épaisse la protagoniste, l’y replongeant comme dans une eau noire. Ces éclipses expriment peut-être les intermittences d’un dévoilement progressif, dramatique au sens aussi théâtral, haletant.

Douleur et douceur

Seule sur cette scène à peu près vide, Linda Chaïb, habitée, se tord comme le supplicié dans la flamme, s’anime. Elle est poignante. Tantôt sardonique, tantôt apeurée, elle éructe une rage enfin déchaînée ou murmure la terreur passée. Sa palette riche de jeu s’enrichit encore car elle se glisse dans les peaux d’autres personnages de son histoire : une mère complice du mariage avec un homme notoirement violent, une travailleuse sociale, des représentants de la justice, des codétenues. Son interprétation ne gomme jamais tout à fait celle de la protagoniste, car c’est elle qui a voix enfin au chapitre. On ne lui ôtera plus.

En écoutant cette voix, en particulier quand elle présente la prison comme le lieu paradoxal de libération, on songera peut-être à L’Université de Rebibbia de Goliarda Sapienza. Et quand les mots sont impuissants, alors la musique prend le relais. C’est une très belle proposition de mise en scène. À chaque fois que Salah Gaoua se met à chanter, on retient son souffle, le silence devient absolu. Car le chant exprime la douleur et en même temps la contrebalance. Qu’un homme exprime une telle douceur, fasse éclore tant de beauté a une portée emblématique. Mon amie, ma sœur, songe à la douceur que peuvent déployer les hommes. Un spectacle épuré et fort.

Autre adaptation : celle du Chœur des femmes. Le cinéma et la BD ont permis la large diffusion des romans de Martin Winckler, médecin, féministe et écrivain patenté. En s’attelant à l’adaptation d’un opus de 670 pages, polyphonique qui plus est, la compagnie Actes Uniques plaçait la barre très haut.

Pari pourtant relevé. Globalement, la pièce est fidèle à l’histoire : même ouverture, mêmes grandes étapes du récit, dénouement assez proche. Mais elle se resserre, comme chez Maïssa Bey, sur une voix : celle de Jean Atwood, la jeune interne affectée en stage chez le docteur Karma (Et oui, Winckler ne fait pas dans la subtilité pour les noms). Certes, la parole des patientes est incarnée, avec beaucoup de justesse d’ailleurs, par Clotilde Daniault, mais l’adaptation se centre sur l’opposition entre maître et élève. C’est un grand classique du roman de formation : l’apprenti récalcitrant finira par s’ouvrir, comprendre et exceller sous le regard attendri d’un maître qui aura lui aussi appris de son disciple. Happy end.

Duel et rebondissements

L’interprétation joue ce jeu d’oppositions. Violaine Brébion qui, en plus de signer l’adaptation et la mise en scène, joue Jean, parvient à en faire un personnage antipathique pendant les deux tiers de la pièce. Narration de profil, chignon, costume, diction : tout contribue à en faire l’antagoniste du docteur Karma, que Xavier Clion rend crédible et sympathique par la finesse de son jeu. Il incarne d’ailleurs aussi le doux amoureux qu’eut Jean. Le jeu est tellement abouti qu’on finirait par détester l’interprète de Jean, alors qu’elle fait justement la preuve de sa qualité de comédienne.

En fait, comme le récit nous manipule, nous faisant attendre un chef de service antipathique dans le prologue, l’adaptation poursuit le jeu. Jusqu’au bout, on ira de surprises en surprises. Pas besoin, donc, d’avoir lu le roman. La pièce est une belle machine.

Cette machine est légère : une table, des chaises, un micro en avant-scène. C’est tout. Ce n’est pas plus mal : on ne sera pas diverti. La mise en scène sollicitera davantage notre imagination. Par exemple, la table est bureau, table de consultation. Xavier Clion se penche et il est en examen ; Clotilde Daniaux s’assoit à jardin et de patiente, elle devient secrétaire médicale.

Enfin, l’économie nous permet peut-être de mieux entendre le propos. C’est celui des femmes à propos de leur corps. IVG, incestes mais aussi amours, désir de maternité, intersexualité, les sujets les plus intimes et importants sont abordés. Mais ce qui fait la spécificité de l’œuvre, dans son adaptation, c’est de proposer un nouveau serment d’Hippocrate dont les articles seraient par exemple : « Ne jugez pas les femmes, écoutez-les ». « La connaissance ne suffit pas ». » Adaptez votre pratique aux patientes plutôt qu’elles à votre confort ». « Ajoutez foi à ce qu’elles vous disent. »

On aurait envie que le livre soit lu dans toutes les facultés de médecine, que la pièce y soit jouée. Là est l’enjeu : une scène où Jean évoque sa formation, dans toute sa misogynie et sa violence, nous le confirme. Il y a urgence et on ne peut que se féliciter du choix, des choix faits par la cie Actes Uniques. 🔴

Laura Plas


Nulle autre voix, de Mayssa Bey, par la cie Kheireddine Lardjam

Le texte de Mayssa Bey est édité aux Éditions de l’Aube
Site de la compagnie
Mise en scène : Kheireddine Lardjam
Avec : Linda Chaib, Salah Gaoua
Durée : 1 heure
Dès 16 ans

L’Artéphile • 5 bis-7 rue du Bourg Neuf • 87000 Avignon
Du 3 au 21 juillet 2024 (sauf les 9 et 16), à 16 heures
De 12,50 € à 20,50 €
Réservations : 04 90 03 01 90 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Le Chœur des femmes, de Martin Winckler, cie Actes Uniques

Site de la compagnie
Adaptation : Violaine Brébion
Mise en scène et interprétation : Violaine Brébion, Xavier Clion, Clotilde Danio
Durée : 1 h 20
Dès 13 ans

L’Artéphile • 5 bis-7 rue du Bourg Neuf • 87000 Avignon
Du 3 au 21 juillet 2024 (sauf les 9 et 16), à 14 heures
De 12,50 € à 20,50 €
Réservations : 04 90 03 01 90 ou en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Tournée :
• Le 11 octobre, Espace Philippe Auguste, à Vernon (27)

À découvrir sur Les Trois Coups :
« End / igné », de Mustapha Benfodil, par Laura Plas
« Le Retour au désert », de Bernard Marie Koltès, par Trina Mounier

Photos :
• Une : « Nulle autre voix » © cie El Ajouad
• Mosaïque 1 : « Nulle autre voix », de la Cie Kheireddine Lardjam © Cie El Ajouad
• Mosaïque 2 : « Le Chœur des femmes », cie Actes Uniques © Anthony Magnier

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