Furies donne à voir l’invisible
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Ouvert, militant, humain, généreux et surtout de qualité, Furies est le rendez-vous immanquable des amateurs des arts de rue et de cirque. Cette année, nos coups de cœur vont à des artistes iconoclastes, décalés, des clowns sonnés ou perchés, bref des talents hors-norme. Rémi Luchez, Pascaline Herveet et Olivier de Sagazan nous ont littéralement emballés.
Dans un contexte de crise sectorielle sans précédent, le festival Furies est plus que jamais engagé. En témoignent l’appel à la mobilisation citoyenne pour la défense d’une culture publique forte, le 7 juin, et l’accueil de l’assemblée générale de Territoires de Cirque, dont Jean-Marie Songy, directeur de Furies, est président. Dans son édito, ce dernier affirme « continuer de colporter 100 % de cette diversité culturelle que nous espérons, 100 % de passion pour les arts en espace public et 100 % pour une meilleure planète ! ».
© Territoires de Cirque ; « Still.Interwoven », Hanschitz & Beierer © DR
Alerter, dénoncer les oppressions, sensibiliser, donner à entendre les voix minoritaires et à voir les « invisibles », résister… Voilà l’esprit du festival : « Nous pourrions ici, réviser l’histoire récente des luttes. Les luttes qui nous ont conduit à l’épanouissement individuel et collectif, à l’émancipation des femmes, à l’équitabilité dans l’enseignement et les responsabilités, aux droits de l’enfant, à l’accès aux soins gratuits, aux congés payés, aux voyages scolaires pour toutes et tous, au respect des minorités, au droit à l’avortement, au droit du sol, à l’accueil des réfugiés politiques et climatiques, aux droits culturels… Mais là, nous ressentons un vertige ! LE vertige, celui que nous redoutions ! Pas celui que nous aimons, celui des démons de la violence et des vengeances, celui que nous combattons, celui de la tragédie humaine », lit-on encore dans l’éditorial.
Souffle libertaire et militantisme
L’engagement de Furies doit beaucoup à son fondateur : Jean-Marie Songy le dirige depuis ses débuts, en 1990. Il a aussi créé en parallèle le Palc, Pôle national cirque en région Grand Est, et il travaille actuellement à l’avènement d’une Capitale européenne des arts du cirque pour sa ville.
Jean-Marie Songy © Philippe Cibille
Hors des sentiers battus, ce Chalonnais a creusé son sillon dans les arts de la rue. Son parcours est impressionnant : il a commencé dans une compagnie amateur, le Théâtre du Haut Risque, avant de monter (avec Alain Escriou) le collectif Turbulences, au début des années 1980. En 1994, il succède à Michel Crespin à la tête du Festival d’Aurillac, qu’il a dirigé jusqu’en 2018. Il joue un rôle décisif dans la construction, en 2004, du Parapluie, le premier lieu institutionnel consacré aux arts de la rue. Il fonde également les Spectacles de Grands Chemins à Ax-les-Thermes (Ariège), dont il assure la programmation.
Hors normes
Face aux multiples situations d’urgence, le souffle militant de Furies reste donc intact. Chaque édition est politique. Entre coupes budgétaires et recul global des idées humanistes, celle de cette année se veut plus que jamais accueillante, ouverte : « Châlons, ville refuge pour les évasions culturelles venues du monde entier ! (…) Furies a la prétention de sauver le monde par la poésie et l’amour ! ». Pas étonnant de trouver des spectacles mettant en scène des personnages décalés, sinon marginalisés.
« People », Claudio Stellato © Romane Meulle
Claudio Stellato, inventif artisan du chaos, dont on avait beaucoup aimé Work (lire notre critique), aime mêler arts plastiques, cirque, manipulation d’objets, corps en mouvement dans des créations hybrides et absurdes. Il fait l’honneur de présenter à Furies une maquette de People. Ici, des SDF tentent de s’extirper d’un bric-à-brac insensé. C’est trash et grotesque, dans une scénographie noire et blanche. Après cette courte entrée en matière (20 minutes), on est pressé de découvrir la version complète.
Concert sonnant et trébuchant
À l’opposé de cet univers glauque, Cloche traite du « vide et tout ce qui se dérobe ». Entouré de nombreuses bouteilles (mais pas celles auxquelles on pense), ce clown en survêtement blanc et chapka sur la tête, évolue dans un espace immaculé. Contre toute attente. Sauf que justement, la précarité est là aussi évidente. Avec ses gobelets en carton, son assise inconfortable, la solitude est abyssale. Mais toujours à l’affût, ce « trappeur des rues », ce « glandeur des steppes » traque l’instant précis. Or, quelque chose cloche !
Deux univers coexistent : côté jardin, sur un tapis bariolé, un trio inédit de musiciens donne le tempo, tandis que côté cour, un clochard céleste évolue dans une sorte de paradis foutraque. Difficile de trouver sa place ! Chaque tentative d’adaptation échoue. Subrepticement, le rythme rentre dans la peau de ce personnage lunaire, pas si décalé que ça. Il se laisse cependant emporter sans jamais parvenir à établir un contact avec les musiciens, concentrés. Chacun dans sa bulle, jusqu’aux saluts, hilarants !
Le spectacle de Rémi Luchez est né d’une rencontre, forte, avec Lola Calvet, la chef de chœur. Sa voix puissante s’allie merveilleusement à celles d’Agathe Pitarch et de Camille Perrin. La prestation est exceptionnelle : instrumentation originale ; qualité des compositions. Le trio inédit revisite musiques traditionnelles, classiques et pop. Il nous fait voyager loin, passant d’un genre à l’autre sans craindre le vertige du grand écart. Bien que solaires, les musiciens sont comme mis sous cloche.
« Cloche », Association des clous, Rémi Luchez © Philippe Cibille
Lévitations, abattements et chutes… Le corps caoutchouc de Rémi Luchez, funambule de formation, se prête aussi à moult circonvolutions. Son travail de recherche, fondé sur les émotions, se construit systématiquement autour des mêmes obsessions : monter une construction instable sur sa tête, sauter avec une perche, s’envoler ou créer le vertige à quelques centimètres du sol. Ici, sans repères, le personnage tente des échappées, mais « nous n’irons pas loin », ironise-t-il. Pourtant, il laisse sa trace. Indélébile. Son corps flottant évoque une quête de densité et de sens. C’est ouvert à toutes les interprétations !
La cage de scène tout blanche est propice à la magie nouvelle : sans ligne, sans point, tout devient surface et les figures se détachent. Bien que très expressif, son jeu est d’une grande finesse. La qualité de sa présence nous fait vibrer, tout autant que celle des musiciens. Puisse ce « travail sur l’invisible, sur ce qui existe malgré nous » être montré au plus grand nombre, afin de porter davantage attention aux gens vulnérables.
Déplacer le regard
La fragilité comme matière à rêver, c’est aussi le dada de Jérôme Bouvet, clown pour le moins perché, qui a présenté 2 Soleils au lever du jour dans le Petit Jard. Normal ! C’est « un patrophysicien en liberté cosmique » ! Noctambule, il déambule dans les rues, les parcs, tentant de répondre à l’accélération du temps et au rétrécissement de l’espace. Très matinal, ce parcours-spectacle détonne, entre « errance guidée à ciel ouvert et escales de taupinières en taupinières ». Avec des planètes plein les poches, Tópec partage sa fascination pour « l’intimmensité », les mouvements secrets de la terre, du ciel. Berger de taupes, il rameute sa tribu éparpillée en déclamant de la poésie. Loufoque et profond, comme les terriers et l’univers !
« 2 Soleils », Jérôme Bouvet © Philippe Cibille
Montrés du doigt, les migrants souhaiteraient plutôt se fondre dans la masse, peut-être gagner en invisibilité. Sur une petite plateforme, au bout d’un immense perchoir télescopique, Newroz (La Meute) est un solo qui aborde le racisme ordinaire, les rêves, l’identité et les racines. Dans cette allégorie acrobatique de la crise identitaire d’un homme vivant avec les préjugés liés à son genre et sa couleur, Bahoz Temaux questionne en effet le rapport intime à notre culture, nos influences et notre rapport à l’intégration dans un groupe, une famille, un quartier, un pays…Un concert cirque aux sonorités persanes sur une scène qui donne de la hauteur au propos.
Attention ! Ça pique
Les « gens d’en bas » ne méritent-ils pas la considération ? Pascaline Herveet (Cirque du docteur Paradi) livre une version solo, brute et minimaliste de sa pièce de cirque les Petits Bonnets, portant haut et fort la clameur qui monte d’une usine de lingerie, après une vague de licenciements.
Cette transposition poétique de la lutte sociale féminine se déroule non pas dans un atelier de confection, mais dans la cour de l’Atelier d’architecture Kestler, un choix qui prend tout son sens, ce bâtiment semblant a priori écraser cette frêle femme. Toutefois, en patronne d’usine (Madame Loyale), Pascaline Herveet en impose. La taulière endosse ici les rôles de l’Amazone, rebelle et exubérante, Bouche cousue, « tendue du string » mais transgressive, et La Joconde, naïve et triste.
Sa pièce est écrite autour de ces personnages qui incarnent des ouvrières d’une fabrique de soutiens-gorge se rebellant contre les gros bonnets de Mother City, lieu du « luxe 100 % made in misère », « le Michelin du nichon ». Et quand l’amour se mêle aux rapports de domination, ça devient tragique. Entre rage et désespoir, rêves et états d’âme, on suit ces femmes prêtes à en découdre, drapées de leurs « jupes banderoles » afin de déverser des bennes de soutifs sur l’autoroute : « Le Smic taille basse y’en a ras le cul ! ».
« Les Petits Bonnets », Pascaline Herveet, Cirque du docteur Paradi © Philippe Cibille
Le travail de documentation sur la lutte ouvrière féminine et l’industrie textile nourrit la pièce, jamais didactique, car histoires collectives et intimes se mêlent. La langue est crue et sensuelle, puissante et poétique, très musicale. Dans le charivari des machines et de pointeuses, on ressent le poids du quotidien : « Je rêve d’horloge en panne et de cerveau en marche ». On s’indigne du traitement médiatique, de cette fascination pour ces ouvrières qualifiées de « lubriques », voire « hystériques », addict à « l’orgasme de la pédale ». Avec elles, on espère des lendemains meilleurs et on rit aussi grâce au burlesque assumé.
Prolétaires asservis, corps cassés, cœurs brisés, femmes rabaissées… Les Petits Bonnets est un appel à l’émancipation. Érotisme et politique font ici bon ménage. Sous toutes ses coutures, le corps souffre mais exulte. Dans sa blouse au fin liseré doré, feuillets à la main, Pascaline Herveet parle avec son corps et fait danser les mots. Son parlé-chanté restitue la cadence du travail. Bien que seule, elle fait entendre la pluralité des voix. Elle est culottée, cette autrice, comédienne, femme de cirque, metteuse en scène, musicienne, chanteuse, qui dirige depuis 2013 le Cirque du docteur Paradi. Elle est engagée sans être enragée. Avec ou sans dessous, elle prend le dessus en finesse, dans une sincérité du geste très touchante.
Les mystères de la vie
Bousculée, on l’a été également par Olivier de Sagazan, bien que pour d’autres raisons. Après des études de biologie, cet artiste hors du commun se consacre à la peinture et à la sculpture. Il expose d’ailleurs régulièrement à la Galerie Vitoux et Loo & Lou Gallery à Paris. De sa passion de donner vie à la matière lui est venue l’idée de recouvrir son propre corps d’argile afin d’observer « l’objet » qui en résulte. Cette expérience a donné lieu à la création de ce solo, Transfiguration, une performance exceptionnelle réalisée plus de 350 fois dans une vingtaine de pays et une captation totalisant plus de 500.000 vues.
Pendant une heure, on voit donc un homme se sur-modeler le visage et le corps tout entier, les façonner à l’aveugle. On parcourt alors l’histoire de l’humanité, après une course effrénée en costume cravate, jusqu’à une autre, primitive. Si on entend bien ce souffle essentiel à la vie, peu de phrases sont audibles, entre gromelot, litanies et musique sacrée : « Encore une fois, on va essayer de comprendre », perçoit-on au début.
Comprendre quoi ? Qui il est, au fond ? Les origines de l’Humanité ? « Je suis sidéré de voir à quel point les gens pensent qu’il est normal d’être en vie. Tout mon objectif est de rendre compte de l’étrangeté d’être là. La défiguration en art est pour moi un moyen, par la puissance même des images qui peuvent apparaître, d’accéder à cette prise de conscience», déclare-t-il.
« Transfiguration », Olivier de Sagazan © Didier Carluccio
Car les métamorphoses nous ramènent aux cycles de l’existence, avec l’apparition de créatures diverses, depuis les hommes des cavernes, jusqu’à un inquiétant cyborg, en passant par un oisillon posé sur la tête de son géniteur. On ne dévoilera pas toutes les images, fulgurantes. Olivier de Sagazan sculpte, dans des postures évocatrices. Redessinant sans cesse les yeux, telles des béances au-delà des apparences, il donne un visage à chaque composition, tente de percer le mystère de la vie. Avec lui, nous sommes traversés par le Sabat Mater pour deux castrats de Vivaldi. Parfaitement construite, la performance joue avec les symboles et les éléments. Le corps parle et fait surgir l’invisible, en s’appuyant sur des fondements philosophiques, littéraires et artistiques articulés par Beckett, Artaud et Francis Bacon.
« D’abord, je suis un peintre », finit-il par dire, dans un geste désespéré. Olivier de Sagazan présente Transfiguration comme « l’histoire d’un échec. L’incapacité d’un peintre-sculpteur de donner vie à son œuvre ». Son corps à corps avec la matière est pourtant saisissant. Une proposition troublante qui s’adresse aux sens et à l’imaginaire, une réussite plastique. Chantre d’un art total, il invite à un rituel chamanique, autant qu’à une œuvre radicale et hybride, comme Furies aime les programmer.
Léna Martinelli
People, Claudio Stellato
Site de la cie
Tout public dès 8 ans
Grand Jard
Tournée ici :
• Du 17 au 22 juin, Circ’Aarau, à Aarau (Suisse)
• Le 25 octobre, Theater op de Markt Neerpelt (Belgique)
• 2026, Les Halles de Schaerbeek, dans le cadre de Mars à l’Ouest
Cloche, Rémi Luchez
Site de l’Association des clous
Avec : Rémi Luchez et les musiciens Lola Calvet, Camille Perrin, Agathe Pitarch
Dès 10 ans
Durée : 1 heure
La Comète scène nationale
Tournée ici :
• Les 12 et 13 juin, Théâtre de la Renaissance, à Oullins, dans le cadre du Festival utoPistes
2 Soleils , Jérôme Bouvet
Zul 2222
Textes et poésies : Babouillec, Vincent Cros, Thomas Vinau, Jérôme Bouvet
Avec : Jérôme Bouvet
Création musicale et régie : Vincent Petit
Scénographie, accessoires : Laurent Cadilhac
Aide à la mise en aube : Alexis Kasparians, Chantal Joblon
Recherche, accompagnement clown : Sky De Sela, Benoit Devos, Caroline Obin
Mise en texte et en poésie : Denis Lavant
Création cosmocéramique : Lana Ruellan
Durée : 1 h 10
Tout public dès 7 ans
Petit Jard
Newroz, La Meute
Site de la cie
De et avec : Bahoz Temaux
Regards extérieurs : Thibaut Brignier, Mathieu Lagaillarde
Durée : 1 heure
Tout public dès 9 ans
Place du marché aux fleurs
Tournée ici :
• Les 7 et 8 juin, Parades, à Nanterre
• Entre le 19 et le 26 juin, Le Mans fait son cirque
• Les 27 et 28 juin, La 5e Saison, à Niort Agglo
• Du 3 ou 4 juillet, Circopiaus, à Chagny
• Les 5 et 6 juillet, Z’accros d’ma rue, à Nevers
• Les 10 et 11 juillet, Les Scènes de Rue, à Mulhouse
• Les 12 et 13 juillet, Les Rugissantes, Le Creusot
• Le 22 juillet, Les Renc’Arts, à Pornichet
• Le 23 juillet, Rues en Scène, à Morlaix
• Le 24 juillet, Le Fourneau, à Le Relecq Kerhuon
• Le 25 juillet, Les Renc’Arts, à Dinan
• Le 26 juillet, La Loggia, à Saint-Péran
• Le 30 juillet, Le Citron Jaune, dans le cadre des Mercredis du Port, à Port-Saint-Louis-du-Rhône
• Le 8 août, Bell’arte, à Chavagnes-en-Paillers
• Les 16 et 17 août, Festival Chassepierre
• Les 27 et 28 août, Les Rias, Quimperlé
• Le 30 août, Festival Rue Dell Arte, à Moncontour
• Du 5 au 7 septembre, Coup de Chauffe, à Cognac
• Le 13 septembre, Le Trio…S, à Hennebont
• Du 20 au 22 septembre, Sea’ Art Rue, à Port-de-Bouc
• Les 27 et 28 septembre, Regards sur Rue, Le Pôle, à Le Revest-les-Eaux
• Le 18 novembre, Théâtre de la Renaissance, à Oullins
• Le 20 novembre, Théâtre Michel-Humbert, à Langres
Les Petits Bonnets, de Pascaline Herveet
Texte édité en 2017 aux Presses universitaires du Midi (PUM)
Site du Cirque du docteur Paradi
Écriture, interprétation : Pascaline Herveet
Administration, production : Sandra Guerber
Diffusion : L’Avant Courrier / Nolwenn Manac’h
Durée : 50 min
Tout public dès 12 ans
Hôtel de Crancé
Tournée ici
Transfiguration, Olivier de Sagazan
Site de l’artiste
Durée : 50 min
Tout public dès 16 ans
Salle Rive Gauche
Tournée ici :
• Du 5 au 9 juillet et du 18 au 22 juillet, La Patinoire, La Manufacture, dans le cadre d’Avignon Off
Photo de une : « Transfiguration », Olivier de Sagazan © Romane Meulle