Girls & Boys, de Dennis Kelly, Théâtre 14, Paris

girls_and_boys-Denis-Kelly-Chloe-Dabert © victor_tonelli

Sur le fil

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Témoignage sidérant, récit poignant, plume acérée, mise en scène percutante, interprète exceptionnelle : « Girls & Boys » explore autant la cruauté des relations humaines que les dérèglements de notre société. Un monologue choc de Dennis Kelly, remarquablement mis en scène par Chloé Dabert et joué par Bénédicte Cerutti.

Une femme appelle ses enfants mais, face à l’absence, convoque ses souvenirs. De la rencontre aux déboires, elle nous raconte l’amour duquel sont nés ses progénitures, la débâcle qui s’ensuit, tout aussi intense : les ambitions professionnelles, les trahisons, les conflits et l’horreur qui, petit à petit, se profile. Au-delà de cette histoire de couple minée par le doute : la domination masculine, le système ultralibéral qui broie l’humain, la violence qui frappe à nos portes (une « société créé pour les hommes » ou « pour contenir les hommes » ?)…

Dennis Kelly est doué. Entre comédie romantique et stand up, la rencontre ratée (débouchant malgré tout sur un coup de foudre) fait d’abord sourire. Elle met en confiance. Puis la pièce vire en tragédie. Entre anecdotes croustillantes et analyses, l’auteur britannique dégoupille les situations a priori les plus banales, comme les jeux des enfants. De la légèreté à l’effroi, il agit par petites touches, tout en faisant s’entrechoquer pulsions de vie et de mort, lesquelles se manifestent jusque dans la construction, élaborée, et la langue, ciselée, d’abord crue, voire vulgaire, puis clinique. En disséquant nos comportements, il explore les ressorts enfouis des relations amoureuses, de la masculinité, de la peur et de la folie. Il nous parle de l’humain et du monde sans complaisance.

Au bord du gouffre

Si l’auteur maîtrise les processus psychologiques, Chloé Dabert utilise finement les codes des genres, pour faire résonner cette langue explosive : « J’ai rencontré mon mari dans la file d’embarquement d’un vol Easyjet et je dois dire que cet homme m’a tout de suite déplu ». D’emblée, le début annonce les montagnes russes à venir, les déconvenues et la descente aux enfers. Fidèle à l’auteur britannique, qu’elle monte pour la troisième fois, Chloé Dabert a conçu une mise en scène épurée, qui fait admirablement écho à ce que le texte suppose d’indicible.

© Victor Tonelli

D’abord, elle a adapté ce monologue aux allures de thriller avec beaucoup d’intelligence. Au service du propos, la scénographie transpose parfaitement la mécanique de la violence de la société toute entière à la sphère intime. À jardin, des sièges d’aéroport, en fond de scène, un bureau et un salon. La scénographie accorde surtout une part importante au hors champs, grâce à des panneaux qui laissent apparaître l’espace mental, lieu de tous les conflits. Parfait pour ces personnages pétris de contradictions, entre ombre et éclats.

Supports à reflets, ces parois métalliques amplifient le rôle des éclairages. Pour cette guerre domestique, pas de champs de bataille, afin de nous préserver de la brutalité, mais des lumières tranchantes. Quel horizon pour cette mère, coincée dans le couloir du temps par culpabilité, cette épouse qui a fait de l’ombre à son mari, cette femme dont la réussite mène au précipice ?

Conflits et contrastes

Comme l’écriture, la mise en scène s’inspire des « trucs » des pervers narcissiques qui soufflent le chaud et le froid, un moyen, en amour, de contrôler la vie de couple. Chloé Dabert gère aussi parfaitement la tension dramatique, notamment par le travail sonore et la direction d’actrice. Elle sait vraiment tenir le public sur la corde raide.

Engagée, l’actrice est saisissante de vérité. Charismatique, Bénédicte Cerutti habite le grand plateau par une présence magnétique. Sans chichi, elle campe une héroïne ordinaire, donne corps à ses enfants. Sur 1 h 40, elle ne disparaît que quelques minutes et elle nous manque déjà. Des idées de mise en scène adaptées à cette écriture elliptique sur l’absence et la perte de contrôle.

© Victor Tonelli

Quelle prestation ! Pour incarner cette jeune femme qui ne pense d’abord qu’à s’envoyer en l’air, elle mise plutôt sur un jeu ancré, très quotidien. D’abord tendue, avec force tics de langage et physiques, elle finit par flotter, puis atterrir. Car, si cette femme « cash » s’impose d’abord par ses jurons, elle bascule vite dans une autre dimension, sombre dans des abîmes avant de se confronter à la réalité. Tantôt combative, tantôt pleine de retenue, Bénédicte Cerutti captive par ses ruptures de ton et variations de rythme. Insolente, lucide, elle parvient à injecter de la sensibilité au moment le plus inattendu : le récit factuel, et donc glaçant, de la fin. À mesure qu’elle se réalise, cette femme se livre, explique précisément les choses, analyse la situation. Bref, s’affirme en traversant de nombreux états. Digne, elle suit son chemin jusqu’à la résilience. Regards, intonations, mouvements, l’actrice déploie toute l’étendue de son jeu, entre intensité et juste distance. Sur le fil. C’est bouleversant.

Certes, en cette période de Noël, ce spectacle secoue. Quelle claque ! Mais, à la sortie de la salle, on nous offre une soupe réconfortante. Dans le spectacle, la comédienne instaure une connivence, en s’adressant directement au public, puis nous prépare au pire, avec bienveillance. Parce qu’il faut « continuer à vivre dans et avec l’amour ». Ce soir-là, comme tous les autres au Théâtre 14, des langues se sont déliées et la chaleur humaine nous a enveloppés. La délicatesse du cœur. 🔴

Léna Martinelli


Girls & Boys, de Dennis Kelly

Traduction : Philippe Le Moine
La pièce est publiée et représentée par L’Arche, éditeur et agence théâtrale
Mise en scène : Chloé Dabert
Avec : Bénédicte Cerutti
Scénographie et vidéo : Pierre Nouvel
Lumières : Nicolas Marie
Son : Lucas Lelièvre
Costumes : Marie La Rocca
Assistant à la mise en scène : Matthieu Heydon
Régie générale : Arno Seghiri
Durée 1 h 30
Dès 15 ans
Théâtre 14 • 20, avenue Marc Sangnier • 75014 Paris
Du 6 au 23 décembre 2022, mardi, mercredi, vendredi à 20 heures, jeudi à 19 heures, samedi à 16 heures
De 1 € à 25 €

Tournée 2023 :
• Les 17 et 18 janvier, Les Quinquonces-L’espal, Le Mans (72)
• Les 9 et 10 mars, Espace Koltès, à Metz (57)
• Du 28 mars au 1er avril, Théâtre National de Bretagne, à Rennes (54)
• Du 26 avril au 7 mai, Les Célestins, à Lyon (69)

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Campagne, de Martin Crimp, par Léna Martinelli
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