« Donner du temps
au temps »
Par Marie Pons
Les Trois Coups
Anne Teresa De Keersmaeker bouscule son système et nos habitudes en orchestrant une rencontre entre la musique de Brian Eno et la plume de Shakespeare. Au risque d’en perdre quelques-uns en chemin.
Le titre expose le dessein : deux références sont convoquées côte à côte dans la dernière création de l’hyperproductive chorégraphe belge – la pop de Brian Eno, compositeur emblématique et producteur de génie, à travers la chanson Golden Hours (1975), et la comédie Comme il vous plaira du dramaturge anglais, narrant les chassés-croisés amoureux intriqués autour du personnage de Rosalinde. Celle-ci pèse plus lourd dans la balance des deux heures et quart : le texte de Shakespeare structure la chorégraphie qui se déploie en cinq actes et un épilogue. La musique d’Eno quant à elle, jouée en boucle en ouverture, s’inscrit comme un refrain entêtant, une de ces chansons que l’on peut écouter inlassablement.
Le résultat ? Une ampleur inhabituelle pour une pièce de danse qui se frotte au théâtre avec plus ou moins de bonheur. La musique est là pour colorer la pièce, puis s’efface pour laisser place à un silence magistral. Le texte, projeté par bribes en fond de scène, vient piquer, aiguiser cette trame, pour former un canevas inédit, déconcertant et exigeant à suivre. La lumière froide et quasi uniforme renforce un sentiment abrupt qui se dégage du tout. On comprend assez vite qu’il va falloir s’accrocher pour arriver au bout.
De Keersmaeker fait du temps la substance vive de ses chorégraphies tout en volutes et en spirales. « Donner du temps au temps » et matérialiser son passage inexorable constitue la pierre d’achoppement de ce rendez-vous-là. La belle vague qui ouvre la pièce – les onze interprètes marchant en groupe avec une extrême lenteur, traversant la scène à l’unisson – s’inscrit comme un motif récurrent, une belle ritournelle qui scande la temporalité qui s’écoule. On saisit alors que la musique d’Eno apparaît comme un fil conducteur au sens propre, vecteur de signaux électriques qui branche la pièce sur le canal du temps.
Fragments
De Keersmaeker semble avoir entamé un cycle d’exploration fine des principes essentiels qui guident le corps dansant, comme la marche ou le souffle. Des aphorismes lui servent de socle de travail : My breathing is My Dancing ou My Walking is My Dancing (pour les pièces En Atendant, Cesena, Partita 2 et Vortex Temporum). Ici, c’est à la parole – My Talking is My Dancing – qu’elle souhaite donner de l’air et de l’espace.
Le texte a été, on le devine, appris par les danseurs, qui parfois le chuchotent, juste entre eux. Il paraît clair que la pièce de Shakespeare est telle une pâte à modeler, employée comme un appui dont Keersmaeker garde l’essence. De la même façon qu’elle décortique scrupuleusement à chaque création la partition musicale qui est le partenaire premier de sa danse, le texte ici disséqué livre une ossature permettant de suivre une fine trame narrative qui n’a, pour le coup, qu’un intérêt vague.
Il y a quelque chose d’impertinent dans la proposition. Au vocabulaire que l’on identifie comme sien, perpétué par la distribution tout entière estampillée P.A.R.T.S * – les courses, les sauts, les ellipses, les accélérations –, surgissent çà et là des motifs maniérés, empreints d’humour et de second degré. Soit le langage des interprètes eux-mêmes, leur façon d’être. Les mouvements se concentrent en grande partie dans le buste et le haut du corps, dans le délié des bras et les inflexions de tête, ce qui contribue à conférer une expressivité dramatique, au sens théâtral, aux danseurs. Plexus solaire et siège du cœur sont souvent mis en avant, pour une pièce qui se nourrit d’exaltations amoureuses à rebondissements. La pantomime n’est parfois pas loin, et l’on craint alors très fort de basculer dans l’illustratif, redoutant un effet de calque avec les phrases extraites de la pièce.
Heureusement, et c’est là que le travail prend tout son intérêt, la chorégraphe joue sur le télescopage entre le texte et son incorporation par les jeunes danseurs. Les mots, jamais prononcés mais projetés sur les murs de pierre de l’Agora, créent des échos dans les corps, deviennent des éclats saisis au vol. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une mise en pièce, une déstructuration du langage pour en livrer des fragments comme des pépites, des signaux énergétiques lancés aux corps disponibles, ouverts des interprètes. Le procédé donne du jeu, de la place à la repartie singulière de chaque danseur par le biais de l’improvisation, dont le recours n’est pas neuf chez Keersmaeker, mais conquiert ici de l’ampleur. C’est dans la spontanéité de cet effet « balle rebondissante » que la vivacité de la pièce finit par se dévoiler. Celle qui nous a habitués à l’exposition de systèmes géométriques complexes semble lâcher du lest. Cette fois-ci, elle creuse son sillon, mais en prenant un chemin de traverse.
Golden Hours s’apprécie à retardement et révèle son parfum bien après visionnage, le temps d’assimiler les différentes matières juxtaposées. Intransigeante, son œuvre déconcerte, puis agace ou emporte. Mais se permet surtout l’audace de bousculer les attentes pour plonger dans un renouvellement vivifiant. ¶
Marie Pons
* L’école de danse fondée par Anne Teresa De Keersmaeker à Bruxelles.
Golden Hours (As You Like It), d’Anne Teresa De Keersmaeker
Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker
Créé avec et interprété par : Aron Blom, Linda Blomqvist, Tale Dolven, Carlos Garbin, Tarek Halaby, Mikko Hyvönen, Veli Lehtovaara, Sandra Ortega Bejarano, Elizaveta Penkova, Georgia Vardarou, Sue‑ yeon Youn
Musique : Brian Eno, Another Green World (1975)
Arrangements : Carlos Garbin
Conseil artistique : Ann Veronia Janssens
Conseil dramaturgique : Bojana Cvejic
Lumière : Luc Schaltin
Costumes : Anne-Catherine Kunz
Assistante costumes : Heide Vanderieck, Dorothée Catry
Assistante artistique : Femke Gyselinck
Directeur des répétitions : Femke Gyselinck
Coordination artistique et planning : Anne Van Aerschot
Directeur technique : Joris Erven
Son : Alexandre Fostier
Habillage : Heide Vanderieck
Techniciens : Philippe Fortaine, Wannes De Rydt
Photos du spectacle : © Anne Van Aerschot
Production : Rosas
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2015, La Monnaie (Bruxelles), Kaaitheater (Bruxelles), Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Théâtre de la Ville (Paris), Sadler’s Wells (London), Steirischer Herbst (Graz), Opéra de Lille, Ruhrtriennale, Concertgebouw Brugge
Remerciements : Floor Keersmaekers, Klaas Tindemans, Alex Jack, Thierry Bae
Théâtre de l’Agora • Cité internationale de la danse • 18, rue Sainte-Ursule • 34961 Montpellier
Site : www.montpellierdanse.com
Mardi 7, mercredi 8 et jeudi 9 juillet 2015 à 22 heures
Durée : 135 minutes
25 € | 20 € | 18 €