Le déjeuner sur gerbe
Par Bénédicte Soula
Les Trois Coups
Critique et position personnelle quant à la pièce polémique de Rodrigo García, « Gólgota Picnic », jouée, dans le tollé général, à Toulouse…
Mon intention était de ne pas parler de « l’affaire Rodrigo García ». De ne pas parler de « l’affaire Castellucci », qui, en explosant plusieurs jours auparavant, a donné à la dernière pièce de García – pourtant un habitué des scènes toulousaines et en particulier du Garonne –, l’engrais nécessaire à un irritant tsunami médiatique. Mon intention était de ne parler ni de la liberté d’expression, ni de l’honneur du Christ. Ni des fanatiques de Civitas, ni des excités de la contre-manifestation. Je voulais ne parler que de théâtre, de lumière, de mise en scène et d’interprétation. De textes et de musique. Et puis j’ai vu Gólgota Picnic.
J’ai su alors que mon intention n’était pas seulement ridicule : elle était chimérique. Jean‑Paul Sartre a déclaré un jour que nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation allemande, entendant par-là, que certaines situations de l’Histoire (ou de l’existence), par leur caractère paroxystique, réduisent au maximum le choix des possibles, qu’elles facilitent l’expression de notre libre-arbitre. Et nous placent dans l’impossibilité de ne pas trancher.
La pièce de Rodrigo García contraint à cette liberté. Car s’il est bien une chose que le metteur en scène hispano-argentin ne nous concède pas, c’est la porte de sortie. La possibilité de ne pas parler du fond. Même l’humour, grinçant comme un bruxisme, très présent dans ce pique-nique à Golgotha, n’offre pas l’échappatoire que l’on attendait, mais au contraire, surligne, à traits épais, le message de ce théâtre hyperboliquement engagé.
Ce message, quel est-il ? La religion, et en particulier la religion chrétienne, telle qu’elle a été refondée au xvie siècle, après une immense campagne iconographique (aujourd’hui on dirait de com ou de pub) est à l’origine de tous nos maux. Le concile de Trente, la Contre-Réforme catholique de Philippe II d’Espagne voilà, selon Rodrigo García, le vrai péché originel de notre société décadente. Notre croix à porter.
Un héraut de la Contre-contre-réforme
Cette thèse-là, Rodrigo García l’exprime avec l’énergie qui le caractérise : une énergie de vieux punk, qui se vide la conscience, comme un boulimique en souffrance dans un monde qu’il exècre. Avec l’énergie tragique de l’éternel pessimiste (il invoque dans ce spectacle Schopenhauer), épuisant jusqu’à la lie tous les moyens de communication que l’homme ait inventés. Enfin – et c’est en cela qu’on peut trouver un intérêt à l’œuvre –, Rodrigo l’exprime avec l’énergie d’un combattant de la Contre-Réforme qui, par l’accumulation outrancière d’images saintes détournées, défie le dogme iconographique imposé par Philippe II. Un dogme qui obligea les artistes du Siècle d’or espagnol à un style sobre, sans émotion, efficace, implacable même, et surtout immédiatement identifiable par le plus grand nombre… Évident alors est le parallèle fait par l’artiste avec l’hyperconsumérisme mondialisé qui utilise les mêmes procédés. Mac Do et le Christ. Le Christ et Mac Do, deux icônes marketing redoutables, programmant pour nous la même déchéance.
Le théâtre de l’excessif
Voilà pourquoi le théâtre mis en place par García ne peut être qu’un théâtre de l’excessif répondant point par point, et à contre-pied, au cahier des charges imposé par la multinationale catholique. Voilà pourquoi les comédiens se vautrent dans un symbolisme fait de merde, de sang, de larves, de vomi et de sexe. Pourquoi le message général est volontairement confus. Pourquoi les arts qui ont servi à la propagande sont désacralisés, idéologiquement détournés (comme l’Élévation de la croix de Rubens avec l’apparition d’un chien frétillant de la queue et tirant la langue, ou les Sept Dernières Paroles du Christ sur la croix de Joseph Haydn, jouées pendant quarante minutes par un Marino Formenti complètement nu…).
Avec la même logique, la mise en scène est tout entière fondée sur le principe de la saturation : saturation des images, des sons, des mouvements. On ne sait plus où regarder, qui écouter. L’homme qui vaticine, statique (les non-hispanophones doivent, en prime, jeter des coups d’œil incessants au surtitrage) ? La projection vidéo monumentale et obscène ? Les tableaux vivants, tout aussi choquants, constitués simultanément par le reste de la troupe ? Ici, un corps est recouvert de peinture rouge sang, avant d’être enveloppé dans un linceul. Là, une femme est crucifiée : elle porte une couronne d’épines sur son casque. L’eucharistie devient une scène de gavage aux hamburgers, dans laquelle on dégueule le corps du Christ, avec, en commentaire, l’idée que la religion et l’hyperconsommation de notre société moderne constituent les deux mamelles de la tyrannie.
Et enfin sur l’affaire…
Alors, faut-il crucifier Rodrigo García ? Non, bien sûr. Parce que, d’abord, sur un plan artistique, il a choisi un « esthétisme » (ou un non-esthétisme), certes peu agréable à regarder, mais en cohérence avec son message politique. Ensuite, à propos des blasphèmes, qui ont heurté les catholiques, et on peut les comprendre, je voudrais faire ici une confidence, sans animosité ni violence, et sans lever aucun étendard… Dans la vie d’un mécréant (convaincu mais non militant), il arrive souvent – et cela sans qu’aucun tambour ni aucune trompette ne relaie sa douleur – qu’il se sente violemment blessé, lui aussi, par une mise en scène. À l’enterrement d’un proche, par exemple, il devient spectateur malgré lui d’un théâtre pathétique, absurde, burlesque, qu’en pareilles circonstances, il n’aurait pas voulu voir et qui heurte sa conscience. Vous en conviendrez, le rendez-vous est alors plus difficile à esquiver qu’une soirée au Théâtre Garonne ou au Théâtre du Rond-Point ? Alors, disons, pour apaiser les esprits, et ce sera ma conclusion, qu’en ce monde, aujourd’hui, tout le monde est quitte. ¶
Bénédicte Soula
Gólgota Picnic, de Rodrigo García
Carnicería Teatro
Mise en scène : Rodrigo García
Avec : Gonzalo Cunill, Núria Lloansi, Juan Loriente, Juan Navarro, Jean‑Benoît Ugeux, Marino Formenti
Traduction : Christilla Vasserot
Création lumières : Carlos Marquerie
Création vidéo : Ramon Diago
Espace sonore : Marc Romagosa
Création costumes : Belén Montoliu
Assistant à la mise en scène : John Romão
Régisseur technique : Roberto Cafaggini
Photo : © Davir Ruano
Production : Centro dramatico nacional de Madrid
Coproduction : Théâtre Garonne et Festival d’automne à Paris, présenté à Toulouse avec la participation de Piano aux Jacobins
Théâtre Garonne • 1, avenue du Château-d’Eau • 31000 Toulouse
Réservations : 05 62 48 54 77
Du 16 au 20 novembre 2011, à 20 heures, du mercredi au samedi, à 16 heures le dimanche
Durée : 2 h 10
23 € | 19 € | 14 €
Au Théâtre du Rond-Point, à Paris, du 8 au 17 décembre 2011