Au risque de se perdre
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Voici une plongée directe au cœur du risque de la fascination : celle d’une femme pour un homme rencontré par hasard, celle de l’homme pour le jeu. Anne Martinet a adapté la nouvelle « 24 heures de la vie d’une femme » de Stefan Zweig, et livre une prestation qui va au but : elle, lui, chacun joue sa vie à sa façon. Un spectacle d’une belle intensité.
Dans les années 1930, une petite pension de la Côte d’Azur connait un vif émoi : l’une des clientes, Madame Henriette, quitte mari et enfants pour s’enfuir avec un jeune homme de passage, un « bellâtre » rencontré à peine 24 heures avant. La petite communauté bien-pensante est indignée par le comportement de cette créature sans moralité. Hormis le narrateur, seule une dame de 67 ans, Madame C., reste discrètement à l’écart de la stupeur générale. Pourquoi ? Que cache-t-elle ? Son propre scandale ?
À cet homme qui ne juge pas, elle confie, avec autant de pudeur que de détermination, un secret enfoui depuis un quart de siècle : une brève rencontre, au Casino de Monte-Carlo avec un jeune Polonais de 24 ans, qui semble jouer sa vie à chaque tour de roulettes. Épouvantée par le désespoir qu’elle devine chez le jeune homme au bord du gouffre, Madame C. tente l’impossible : le sauver de l’addiction. La course contre le temps est entamée : une soirée, une nuit, une matinée. Les quelques billets donnés à l’homme sonnent le glas de cette tentative avortée. Il n’y aura pas de miracle. Avec quatre sous en poche, chez Zweig, le joueur replonge. Oubliée la promesse d’un jour, oubliée celle qui l’aurait suivi au bout du monde. La partie est perdue. Elle l’était d’avance.
De feu et de glace
Le spectateur qui va écouter du Stefan Zweig espère, obligatoirement, qu’il sera fait honneur au génie de l’auteur. Il faut avoir l’amour de son écriture chevillé au cœur pour oser l’exercice, difficile, de porter l’une de ses nouvelles, sur scène, et parvenir à laisser l’œuvre s’épanouir sur le plateau, librement. C’est chose faite ici. Anne Martinet a relevé le défi avec une élégance raffinée et respectueuse. Dirigée par Juan Crespillo dont c’est la première mise en scène, elle semble chez elle dans cette écriture. Fidèle à la traduction choisie par Zweig, elle signe une adaptation musicale et fluide, belle à l’oral comme le texte l’est à la lecture.
La comédienne apparaît, vêtue de noir, assise sur un banc, un transistor sur les genoux. Le souvenir fait son chemin. Il arrive de loin, pour nous être confié, déposé comme un trésor entre nos mains. « Le premier mot est le plus difficile ». Un silence précède la confession à venir. Avec son regard qui nous cherche, le soin dont elle entoure le début de ce récit intime, la douceur presque inquiète de sa voix, Anne Martinet nous convie dès la première minute à une écoute attentive. Et semble nous chuchoter à l’oreille.
Un banc, une chaise, des escarpins, un collier, des lunettes de soleil : c’est trois fois rien pour reconstituer le puzzle, heure par heure du souvenir de toute une vie. Trois fois rien pour refléter la profondeur abyssale du sentiment humain exploré jusqu’au tréfonds par Zweig. De tout petits cailloux de Petit Poucet utilisés avec justesse par la comédienne pour nous aider à remonter avec elle le fil de sa mémoire, et tout savoir de ce chemin caché. Une belle simplicité qui laisse le texte bondir dans son incontestable beauté, sans la moindre théâtralité. « On ne voulait pas d’esbroufe, il ne devait rien avoir de cabotin, je devais rester dans la plus grande sincérité, dans le texte, sans l’illustrer. Chaque accessoire doit suffire à raconter un peu de poésie, et être approprié par rapport aux mots ».
Un imperméable trop grand, qui n’est pas le sien évidemment, nous plonge dans la fièvre du souvenir. Une femme s’y blottit, cheveux dénoués. L’évocation devient flash-back, la « vieille dame » qui se confie redevient la femme d’antan. Anne Martinet, un peu feu, un peu glace, soigne ces allers-retours passé-présent, par d’infinis petits gestes, imprégnant sa voix, son regard, son corps, de variations subtiles et éloquentes. « À chaque représentation », explique-t-elle, « je lutte pour ne pas reproduire quelque chose que je sais faire. Je cherche à réinventer, à construire le texte, ce doit être concret ».
Une exigence qui se reflète dans la qualité de son jeu, rehaussé par les lumières imaginées par Stéphanie Daniel : le récit est enveloppé comme un bijou dans un écrin. Les mains du joueur, sublimement décrites par l’auteur, sont l’objet d’un moment magnifique.
Tout est dit de la fascination. « Partir, partir, partir, loin de cette ville, loin de moi-même »… Anne Martinet termine dans un murmure, et c’est très beau. 🔴
Florence Douroux
H24, de la cie Le Phénix
D’après 24 heures de la vie d’une femme, de Stefan Zweig, texte édité aux Éditions Stock (traduction d’Olivier Bournac et Alzir Hella) et chez Gallimard, collection Folio classique (traduction d’Oliver Le Lay)
Plus d’infos sur la Cie Le Phénix
Mise en scène : Juan Crespillo
Adaptation et jeu : Anne Martinet
Création lumières : Stéphanie Daniel
Régie lumière et son : Charly Thicot
Durée : 1 heure
À partir de 15 ans
Théâtre Le Petit Louvre • 23, rue Saint-Agricol • 84000 Avignon
Du 7 au 29 juillet 2023 (relâche les mercredis 12, 19 et 26) à 21 h 20
De 10 € à 20 €
Réservations : 04 32 76 02 79 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici
Tournée :
• Du 18 octobre au 12 décembre, Manufacture des Abbesses, à Paris (75018)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ La Peur, de Stefan Zweig, par Bénédicte Fantin
☛ Le Joueur d’échec, de Stefan Zweig, par Vincent Morch