« Institut Ophélie », Nathalie Garraud, Olivier Saccomano, L’Espal, Le Mans

Institut-Ophélie-Nathalie-Garraud-Olivier-Saccomano © Jean-Louis-Fernandez

Être (ou ne pas être)

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Les directeurs du Théâtre des 13 vents, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, complètent leur diptyque shakespearien par un éclairage insolite sur la fiancée d’Hamlet, dont la parole hallucinée devient prétexte à explorer les mécanismes d’oppression et d’assignation qui pèsent sur les femmes. Témoin des combats féministes, cette Ophélie-là nous soulève. Ce deuxième volet sur le thème de la folie, de la jeunesse et de la révolte est un spectacle exigeant, d’une grande vivacité d’esprit, très bien construit, mis en scène et interprété. Coup de cœur du festival Les Inspirantes qui se poursuit jusqu’au 3 février.

Seule à sa table dans une pièce étrange, Jeanne entend des voix et des musiques, convoque des apparitions, participe ou observe ce qui se trame sous ses yeux. Elle est l’une des pensionnaires d’un institut ayant abrité des femmes à la dérive après la guerre, puis des fous (ou bien des « inadaptés » ?), aujourd’hui un lieu patrimonial ouvert à la visite.

Comme une émanation de l’Ophélie de Shakespeare, retrouvée dans une rivière, cette femme-là se serait noyée aux États-Unis. On la retrouve en compagnie de fantômes et de patients plus ou moins atteints. À défaut de pouvoir maîtriser son destin, Jeanne nourrit son délire de paroles libérées et de fantasmes, prête à s’engager dans sa bataille. De la sourde mélancolie à la performance, elle dynamite les fondements du XXe siècle et refait l’Histoire. Elle devient maîtresse de cérémonie.

La cause des femmes entre quatre murs

Et si Ophélie refusait de suivre les injonctions des hommes ? Celle qui devait suivre son destin tout tracé ou se retirer dans un couvent, a souvent été qualifiée, au mieux de fautrice de troubles, au pire d’hystérique. Or, bien que dans l’ombre de son frère, son père et son prétendant, elle est en fait très sensée, révélant en même temps que la déliquescence du royaume, les fondements du patriarcat. Tout est question de point de vue ! En tout cas, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano s’attellent à montrer ce que cette représentation a charrié dans les imaginaires et comment cela s’est décliné concrètement, au fil de l’histoire.

Si la place que les femmes occupent – ou la place qu’on leur donne – dépend de leurs actes et prises de position, elle est aussi intrinsèque au regard qu’on leur porte. Or, cette figure théâtrale et opératique est aussi très présente dans l’art pictural ou encore la poésie, le cinéma. Le duo redonne donc son lustre à Ophélie, l’érigeant en héroïne. Celle-ci « prend cher », mais elle donne à voir une autre réalité : « Je ne suis pas Ophélie, Ophélia, Ophélie. J’arrive après, c’est ça l’histoire. Un décalage. Entre ce qu’on vit et ce qu’on voit. Entre un visage et un paysage ».

Rebelle Ophélie

La note d’intention précise : « Chaque femme, comme Ophélie, est menacée au fil de son histoire par une capture, une fixation, un arrêt sur image (ce que les mouvements militants ont nommé une assignation) ». On assiste alors à des instantanés : une mère de famille qui sert une glace aux petits pois ; une muse qui descend de son piédestal pour un happening ; des militantes affairées… De la maison au musée, en passant par la nation ou le marché, c’est une critique en règle des institutions.

Évoquant les grandes heures des combats féminins, Jeanne aborde de nombreux sujets en déconstruisant mythes et discours, dans une grande liberté de ton et d’inventions. Ainsi, sa parole prophétique permet-elle à la vierge de subir un avortement ! Elle remplit le vide, organise le chaos.

Ça coule de source

Malgré les digressions, les références, l’écriture fragmentaire et les mises en abîme, la langue rend l’ensemble accessible. D’ailleurs, tout concourt à rendre les enjeux limpides. Exhibant les mécanismes d’aliénation, Jeanne prend part à l’inexorable processus jusqu’à en « dérégler les évidences », en prenant régulièrement du recul ou en commentant ce manège. Les impasses militantes et idéologiques ne sont pas passées sous silence. Les critiques sont mises en perspective par des rappels historiques souvent agrémentés d’anecdotes amusantes.

Cette construction solide est rythmée par des ruptures de registre et des performances scéniques admirables. Les bouffonneries apportent beaucoup de légèreté. La direction d’acteurs est excellente. Conchita Paz s’empare avec brio du personnage principal, sur qui pèse tant d’oppressions. Subversive, elle navigue en aux troubles, traverse les siècles avec agilité ! Autour des autres interprètes, tous formidables, qui endossent plusieurs rôles, elle gravite comme un électron libre.

Grand livre d’images

Métaphore d’un lieu-refuge, l’institut est tour à tour un couvent, un hôpital, un musée. C’est surtout une boîte mentale. Dans une ambiance surnaturelle, l’espace se peuple de spectres, au rythme des entrées et sorties. Anonymes (servante, soldats, nonnes, faiseuse d’anges, visiteurs…) et célébrités (Simone de Beauvoir, Angela Davis, Gilles Deleuze…) se succèdent, d’abord dans un ballet silencieux (comme dans les merveilleux spectacles de François Tanguy, à qui le duo rend hommage), puis dans des plaidoyers plus ou moins fumeux.

En portant un soin particulier au trait, Nathalie Garraud compose avec les artifices du théâtre. La scène devient un tableau chorégraphié. Dans sa ronde infernale (les musiques tournent en boucle aussi), Jeanne s’insère dans les cadres, à la façon d’une peintre surréaliste, pour mieux détourner les contenus. Foisonnante et baroque, la mise en scène ne cesse de déplacer la focale, de dégager des pistes. Tous les détails sont soignés, notamment les transitions et les accessoires : puisque la guerre est une boucherie, la faiseuse d’ange charcute le bas-ventre de Jeanne et, après le sang coulé pour la nation, le ketchup, emblème de l’empire américain, introduit malicieusement les trente glorieuses, où le couteau électrique symbolise le progrès ultime.

Aux armes !

Emprunter des chemins de traverse, refuser les postures, déboulonner la figure tutélaire… Cette « contre-offensive poétique » est brillantissime. Le travail dramaturgique est exceptionnel. Quelle façon originale de traiter des rapports de domination liés au genre et à sa représentation ! Car le spectacle ne traite pas seulement de féminisme. L’insoumise torpille aussi l’armée, la spéculation, y compris du marché de l’art.

Cette contextualisation s’appuie sur les théories de gauche : la femme paraît tantôt une reproductrice qui fournit de la chair à canon en temps de guerre, une putain au grand cœur au service de la nation, une maîtresse de maison consommatrice effrénée, une main-d’œuvre bon marché, un objet… Droits des femmes, égalité sociale, crise du libéralisme, le spectacle rappelle combien il est important de traiter conjointement les sujets. Les incessantes traversées d’espace par des hommes d’affaires disent beaucoup des chaînes économiques, de notre système miné de l’intérieur.

D’ailleurs, de cette galerie de personnages hauts en couleurs, ressort Andy Warhol, digne représentant d’une banque d’images. Il a le dernier mot. Ou presque ! Comme les œuvres, les luttes semblent soumises à liquidation. De même, Ophélie n’est plus. Elle finit par sortir. Mais, heureusement, les ondes sont bonnes. Un coup de théâtre. Un coup de poing salutaire au cynisme et un appel à la révolution. Enfin, un énorme coup de cœur pour nous ! 🔴

Léna Martinelli


Institut Ophélie, de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

Texte publié aux Éditions Théâtrales
Écriture : Olivier Saccomano
Mise en scène : Nathalie Garraud
Avec : Mitsou Doudeau, Zachary Feron, Mathis Masurier, Cédric Michel, Florian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaidou, Charly Totterwitz, Maybie Vareilles
Scénographie : Lucie Auclair, Nathalie Garraud
Costumes : Sarah Leterrier
Lumières : Sarah Marcotte
Son : Serge Monségu
Assistanat à la mise en scène : Romane Guillaume
Dès 15 ans
Durée : 1 h 35

Les Quinconces L’espal, scène nationale • 60-62, rue de l’Estérel • 72000 Le Mans
Les 11 et 12 janvier 2024, dans le cadre du festival Les Inspirantes, du 6 janvier au 3 février
Réservations : en ligne ou au 02 43 50 21 50

Tournée 2024 ici :
• Le 25 janvier, Le Manège, scène nationale de Maubeuge
• Le 18 avril, Le Zef, scène nationale de Marseille
• Le 25 avril, scène nationale d’Albi
• Le 30 avril, Le Parvis, scène nationale Tarbes Pyrénées

Photo © Jean-Louis Fernandez

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