De la tradition prolongée et revisitée
à la création contemporaine
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Tout festival qui se respecte allie le contact avec les racines et la projection dans le futur immédiat. Jazz in Marciac, qui a un pédagogue à sa tête depuis ses débuts, en est peut‑être l’exemple type.
Lundi 30 juillet 2012 : la nuit du blues
Ce soir, le grand chapiteau nous convie à une rencontre entre le blues et l’Afrique. Le baryton basse américain Eric Bibb et son « frère du Mali », Habib Koité, nous offrent, avec la complicité de Mama Koné aux percussions traditionelles, un concert tout empreint d’émotion et d’humanisme. C’est d’abord, en solo, un blues lent et lancinant d’Eric Bibb, puis Habib Koité nous offre un titre, Fatouma, qui évoque la démarche du chameau dans le désert. Nous découvrons à cette occasion, sur scène, le jeu subtil de Koité à la guitare et sa voix qui peut passer de l’aigu de tête fréquent chez les Africains à des notes très graves. Les trois musiciens interprètent ensuite un morceau à l’influence mandingue évidente. La complicité affectueuse des deux coleaders, qui se sont rencontrés il ya dix ans pour la compilation Mali to Mississipi, éclate à chaque pas dans ce concert largement puisé dans leur récent album commun, Brothers in Bamako. La complémentarité de leurs voix est également remarquable, et le public la salue avec force dans We Don’t Care, On My Way to Bamako et Tombouctou, le puits de l’espoir, une composition d’Habib Koité au titre lourd de sous‑entendus et dont les paroles illustrent à merveille l’engagement pacifique et humaniste des deux artistes. À l’issue ce superbe voyage entre la terre des racines et l’avenir commun de l’Afrique et de l’Amérique, artistes et public ont beaucoup de mal à se quitter.
C’est un natif du Mississipi, Keith B. Brown qui leur succède. Il commence seul par un blues lent et lancinant, typique du delta, dans lequel sa voix puissante, grave, rugueuse fait merveille, comme sa guitare acoustique aux accords métalliques. Le second morceau, avec Emmanuel Ducloux à la basse électrique, est dans la même veine. Après l’entrée d’Étienne Prieuret, qui se révélera un brillantissime guitariste, le blues devient plus léger, plus dansant peut‑être. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises, voilà que le morceau suivant est interprété avec une voix de velours, légèrement plus haute, que ne renierait pas un crooner patenté. Nouveau changement de style avec l’entrée de Pierre Sybille (orgue Hammond B3, Fender Rhodes, harmonica) et de Larry Crockett (batterie) : nous voici dans l’univers d’une soul très colorée et très musclée. Et le concert se poursuit ainsi, au gré des entrées et sorties des uns et des autres. La marque de fabrique de Keith B. Brown est celle de la force et du talent, que ne parvient pas à cacher une imperturbable décontraction.
En troisième partie, nous retrouvons un Keb’Mo’ aux guitares, à l’harmonica et au chant qui nous paraît plus décontracté que lors de son concert à Vienne. Il fait toujours aussi élégant et play‑boy. Son premier morceau, avec harmonica, renforce cette impression de décontraction, mais il retrouve bien vite son jeu de grand professionnel un peu froid. Son batteur à la rythmique impeccable, mais sans imagination n’arrange rien.
Vers la fin du concert, Keb’Mo’ finit par se lâcher un peu et, sur le champ, le public réagit favorablement. Il cède à la séduction de cette belle voix grave. Pour les rappels, trois nous a‑t‑il semblé, des jeunes envahissent le devant de la salle et se mettent à danser. L’ambiance devient très chaleureuse et Keb’Mo’ semble ravi, nous aussi.
Mardi 31 juillet 2012
Youn Sun Nah : le triomphe
C’est avec plaisir que nous retrouvons cette artiste que nous avions découverte à Coutances en 2011. Les progrès accomplis sont considérables : meilleure gestuelle, meilleure occupation de l’espace. Avec plus d’assurance malgré une très grande modestie toujours présente, elle tire de sa voix des effets encore plus surprenants. Enfin, le spectacle est désormais bien rodé, et Simon Tailleu (contrebasse) mais surtout Vincent Peirani (auteur de superbes solos à l’accordéon) y trouvent vraiment leur place. Quant à Ulf Wakenius (guitare), il est tout simplement remarquable, osant tout sur son instrument comme d’en jouer avec une bouteille en plastique ou un verre.
Youn Sun Nah commence par Favourite Things, un petit chef‑d’œuvre de délicatesse qu’elle interprète avec le seul secours d’une boîte à musique, autant dire a cappella, sur un rythme très lent, à la limite de la rupture, et qu’elle termine par un « Bonsoir Marciac » très apprécié. My Name Is Carnival lui donne l’occasion de montrer tout à la fois la puissance de sa voix, sa tessiture étendue et son sens de la pulsation jazz. Sur une composition d’Oscar Peterson, en duo avec Ulf Walkenius qui signe là un solo éblouissant de virtuosité, elle prouve avec maestria que le scat n’est pas exclusif du chant. Une composition de Tom Waits (elle y chante d’une voix très grave et en se bouchant parfois le nez !) nous révèle un vrai sens de l’humour, que confirme, en rappel, l’interprétation de son Pancake. Auparavant, dans un silence religieux, elle nous avait offert Avec le temps de Léo Ferré avec une émotion peut‑être jamais atteinte par son auteur lui‑même. La longue ovation debout qui a suivi lui a tiré des larmes d’incrédulité et de bonheur. Un très grand concert, vraiment.
Swing Symphony de Winton Marsalis : une grande composition
Chaque année, Winton Marsalis, le parrain du festival, tient à présenter à Marciac l’actualité de son travail. Cette année, c’est Swing Symphony, un projet ambitieux qui parcourt l’histoire du jazz des origines à nos jours. L’œuvre a déjà été jouée par des orchestres prestigieux : Los Angeles Philarmonic, Berliner Philarmoniker, London Symphony Orchestra et New York Philarmonic ! Aujourd’hui, c’est l’Orchestre national du Capitole de Toulouse qui s’attelle à la tâche avec le Jazz at Lincoln Center Orchestra. La scène du grand chapiteau est pleine à craquer. L’orchestre symphonique se présente dans une disposition classique, avec beaucoup de percussions néanmoins, le Jazz at Lincoln Center Orchestra occupant le centre de l’espace. Tout le monde joue assis, et cela ne favorise pas la vue, d’autant que les cadreurs perdus dans l’enchevêtrement des musiciens, de leurs instruments et des pupitres ne trouvent pas toujours à temps l’interprète qui intervient. Mais il reste la musique.
L’écriture de Marsalis est très brillante. Il fait preuve d’un grand sens des masses orchestrales et d’une science aiguë dans l’utilisation des divers pupitres. L’ensemble dégage une grande impression de force, une dynamique joyeuse.
Au début, on retrouve des sonorités et des couleurs qui peuvent faire penser à Gerschwin, Bernstein ou Grofé, puis l’orchestre se met à sonner et à swinguer comme un gigantesque big band. Le swing est en effet le maître mot de cette œuvre, et il convient de féliciter l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, comme l’a fait Wayne Marshall, le chef qui dirigeait l’ensemble, pour avoir su interpréter du jazz comme ils l’ont fait. Quant aux solistes du Jazz at Lincoln Center Orchestra, comme d’habitude, ils ont été tout simplement remarquables, Wynton Marsalis modestement assis parmi eux, à son pupitre. Modestie vaine, d’ailleurs, son style et sa classe le désignant immédiatement à l’attention des auditeurs. Ce fut donc une grande soirée. ¶
Jean-François Picaut
Jazz in Marciac 2012, trente‑cinquième édition
Du 27 juillet au 15 août 2012 à Marciac (Gers)
Réservations : 0892 690 277 (0,34 € / min)
Site : www.jazzinmarciac.com
Photos des artistes : © Jean-François‑Picaut