« Je n’ai pas lu Foucault », Céline Caussimon, Sophie Gubri, critique, La Factory Roseau Teinturiers, Festival Off Avignon 2025

Je-n-ai-pas-lu Foucault-Céline-Caussimon © Xavier-Cantat

Peinture entre quatre murs

Florence Douroux
Les Trois Coups

Regarder une œuvre d’art. Simplement prendre le temps de regarder, sans connaissance requise, et accepter de partager son intime connexion avec le tableau. Cet élan instinctif vers une couleur, une forme, une atmosphère, c’est l’expérience faite par Céline Caussimon en milieu carcéral, lorsqu’elle propose à des détenus volontaires de s’exprimer sur des tableaux de maîtres. « Je n’ai pas lu Foucault, Chefs-d’œuvre en prison » en est le vibrant témoignage.

Tout a commencé au Louvre, où Céline Caussimon accompagne un groupe « éloigné de la culture ». Happés par le Tricheur à l’as de carreau, peint en 1635 par Georges de la Tour, ils se prennent « au jeu du tableau », dont ils commentent le scénario. La toile devient ainsi le vecteur d’un échange impromptu qui le prouve encore : une œuvre qui s’offre aux regards n’a pas d’exigence. Nul besoin pour apprécier un Rembrandt, explique la comédienne, de savoir que « c’est un Rembrandt ». Ce simple constat est le point de départ de sa démarche.

Déjà présente en milieu pénitentiaire avec le travail d’une autre compagnie, elle imagine alors la création d’ateliers d’écriture pour des détenus, face à des tableaux de maîtres projetés. Elle contacte les coordinateurs d’établissements via la Direction interrégionale des services pénitenciers. Ainsi réalisera-t-elle une vingtaine d’ateliers d’écriture. Équipée d’un ordinateur, d’un micro, d’un vidéoprojecteur, de feuilles, de crayons, et armée d’une bonne dose de courage et de conviction, elle entre ainsi dans les prisons. Trois heures durant, des chefs-d’œuvre sont offerts aux regards. Younès, Nadia, Kevin, Amine, Thierry et bien d’autres, deviennent alors des amateurs. Et ce qu’ils disent, ce qu’ils en pensent, n’a pas toujours grand-chose à envier aux plus éclairés.

Passe-muraille

La comédienne raconte l’appréhension, d’abord, de se retrouver seule avec une douzaine d’inscrits qui ne sont pas des enfants de chœur, et de constater que deux mondes parallèles ne se rejoignent pas. « Je vais passer une frontière, et je me dis que je n’ai pas lu Foucault, « Surveiller et punir, naissance de la prison »(publié chez Gallimard). Est-ce que ça m’aiderait ? C’est trop tard, j’y vais ». Un grand moment de solitude, seule avec son projet, face à la prison de Bois-d’Arcy, « une espèce de soucoupe volante construite au milieu de la forêt ». Son titre est un aveu d’humilité. Elle entre sans savoir, sans a priori : « La vie ne nous a pas mis sur le même chemin », dit-elle seulement.

Friedrich, Staël, Basquiat, Picasso, côte à côte. Une première image juxtapose des œuvres, comme si elles se parlaient. Comme si. Car, entre ces murs réglementés, rien ne favorise l’attirance vers les toiles. Trop éclairées, néons obligent, pas de rideaux, image trop grande, floue, atténuation du bleu de Van Gogh. La comédienne raconte que les détenus qui entrent au début ne regardent pas. « Je ressens un grand vide », explique-t-elle. Pourtant, progressivement, un charme opère, malgré la rugosité d’une installation de fortune.

Sur le vif

Dans une mise en scène réduite à son minimum, Céline Caussimon interprète les rôles des détenus, des surveillants, des coordinatrices culturelles, et le sien : intervenante extérieure. Esquissant ses personnages en quelques traits efficaces, elle ponctue son récit des lectures des textes écrits par les détenus, de leurs interventions, et fait un «Relier les points » avec ses propos / impressions personnels. Les échanges sont souvent pris sur le vif, avec menaces de baston en bruits de fond. Malgré la violence sous-jacente, le boîtier d’alarme et les surveillants à proximité, les tableaux vont parler.

De ce contexte chaotique et imprévisible, elle fait en effet surgir d’étonnantes réactions, riches d’émotions, de spontanéité et de franchise. Sans faire d’angélisme, elle montre un regard infiniment respectueux pour ces participants entre quatre murs. Elle explique du reste qu’aucune question n’est posée sur la raison de leur incarcération. « Je ne voulais pas être en position de surplomb (…). On a pu se parler, sans parler du passé ».

Comme des échappées

Animée d’une conviction communicative, la comédienne livre les réactions recueillies face aux tableaux, la concentration avec laquelle les détenus écrivent sur leur ressenti, sur les détails qui les frappent. « Vous avez envie d’entrer dans ce tableau ? ». « Regardez, décrivez, écrivez, inventez », leur demande-t-elle. Sa voix est douce, incitative. Micro à la main, elle lit sur des petites feuilles qui, les unes après les autres, disent en filigrane une souffrance, une solitude, un doute, mais aussi la perception d’une beauté ou d’une joie. Ici surgissent, à travers ces regards, les contrastes les plus crus d’une humanité à la peine.

Le beau texte de Céline Caussimon nous emmène bien sûr dans les mots interdits qu’elle doit éviter, comme « promenade » : « Non, madame, pas ce mot, se promener, ici, c’est voir des murs et des barbelés ». « Partir » serait plus opportun. On entend la violence du mot « mitard », ou la désespérance du verbe « attendre ». « Ici, on attend. Attendre quoi, on ne sait pas. C’est pas de la barbarie de nous enfermer ici ? ».

Mais il y a aussi tous les mots qui bondissent autrement, comme des échappées lumineuses. Harmonie, sérénité, équilibre, paradis. La Chambre de Van Gogh à Arles ou le Voyageur contemplant une mer de nuages de Friedrich provoquent ces douceurs-là. L’éclat d’Agrigente, de Nicolas de Staël, rayonne comme un poème, et sur les murs tristes de la prison, on demande à la comédienne de laisser « Rythmes », de Robert Delaunay, cet hymne à l’harmonie retrouvée. Magie de l’art et des mille chemins empruntés pour convoquer le cœur humain.

« La beauté est dans les yeux de celui qui regarde », disait Oscar Wilde. Ce témoignage en est l’expression même. Céline Caussimon exprime avec une belle pudeur un regard partagé qui devient émotion, celle des détenus, la sienne, la nôtre. « Moi, quand je suis ici, j’oublie que je suis en prison ». La phrase résonne fort.

Florence Douroux


Site de la compagnie Les Apicoles
Avec : Céline Caussimon
Mise en scène : Sophie Gubri
Durée : 1 heure
Dès 12 ans

La FactoryEspace Roseau Teinturiers • 45, rue des Teinturiers • 84000 Avignon
Du 5 au 28 juillet 2025 (sauf le mardi), à 10 heures
De 10 € à 19 €
Réservations en ligne : ici ou ici

Dans le cadre du Festival Off Avignon, 59e édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
« Tapage dans la prison d’une Reine obscure », de Marianne Œstreicher‐Jourdain, Espace Alya À Avignon
« Too much Time – Women in Prison », de Jane Evelyn Atwood et Fatima Soualhia Manet, lire la critique de Laura Plas

Photos : © Xavier Cantat 

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories