Sur le fil
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Après « Morsure », la compagnie Rasposo présente un spectacle d’une veine encore plus expressionniste : « la DévORée » (sic). Autre coup de cœur du festival CIRCa.
Que représente la femme de cirque ? Icône inatteignable, elle peut être corps désirable. Entre puissance divine et grâce féline. Traversée d’ambiguïtés, comme nous tous, elle peut aussi succomber à ses faiblesses, car selon l’auteur, Marie Molliens, « aimer, c’est se sentir abandonné à chaque instant ». Pour nourrir sa recherche autour de l’intime, ce qui la ronge de l’intérieur, Marie Molliens a imaginé une fable à partir de l’histoire de la reine des Amazones.
Dans le mythe, Penthésilée combat Achille. Ils tombent amoureux l’un de l’autre quand elle est blessée par celui‑ci. Mais leur orgueil les pousse à se provoquer de nouveau. Dans ce champ de bataille, Penthésilée tue Achille. Prise d’une rage frénétique, elle le dévore, aidée de sa meute de chiens. Dans un accès de folie, elle se suicide devant l’horreur de son acte. Une guerrière la femme de cirque ? Dévorée par sa passion, le corps de celle‑ci est effectivement en proie à tous les dangers, malmené par des limites sans cesse repoussées. Sur la piste depuis l’âge de 4 ans, Marie Molliens en sait quelque chose ! Issue de trois générations de femmes artistes, elle connaît les enjeux du spectacle, « ce qui s’offre aux regards pour susciter émotions et sentiments ». Comme la relation amoureuse, en fait !
Dans la DévORée, les femmes exhibent donc un corps à la fois sublimé et humilié, tiraillées entre la satisfaction de leurs moindres désirs et la terreur de l’abandon. Tour à tour chienne soumise et bête sauvage, elles jettent en pâture une image avilie de l’espèce humaine. Car l’homme en prend également pour son grade. Engagé dans un corps-à‑corps féroce, il n’en sort pas indemne non plus. Marie Molliens traque les renoncements plutôt que les exploits.
Instabilité tragique
Dans cette arène où pulsent tant de désirs inavouables, Marie Molliens sonde des blessures enfouies. Engagée corps et âme dans sa création, elle aime se confronter à ses obsessions. Et du même coup, entraîne le spectateur avec elle. C’est torturé mais si beau. On est tout « empailleté ». Entre l’univers cru des tableaux de Francis Bacon et la sophistication ornementale de ceux de Gustav Klimt, on en a plein les mirettes. L’esthétique est raffinée. Les éclairages somptueux. L’ombre du cinéaste David Lynch plane aussi, pour l’étrangeté et l’ambiance glamour trash. En cette veille d’Halloween, on était dans l’atmosphère avec ces drôles de créatures, le sang qui coule, la chair qui palpite !
On peut sortir de là dérangé, voir enragé. Mais Marie Molliens, cette immense danseuse des airs, sait rendre visibles d’imperceptibles mouvements de l’âme, en détecter les vibrations. Son numéro de funambule chavirée prend aux tripes, pendant que ses magnifiques lévriers afghans se partagent les restes du festin : le cœur de l’être aimé. L’absolue maîtrise de la technique est toujours au service du propos.
Bien que très théâtral, le spectacle s’appuie avant tout sur les codes du cirque. Mettant en scène un Monsieur Loyal bien peu fréquentable, Marie Molliens traduit aussi cette violence des rapports humains par des trapézistes époustouflants qui se lancent sans filet, des corps suspendus, des portés acrobatiques, un numéro déglingué de cerceaux, tandis que les musiciens les accompagnent avec des morceaux aux influx nerveux.
L’inventivité de ce cirque‑là est à nul autre pareil : c’est sans doute ce qui nous plaît le plus chez cette compagnie. Et le trouble suscité par cette représentation n’en finit pas de nous titiller. Entre fascination et répulsion. Ce qui fait le sel de la vie, en somme. ¶
Léna Martinelli
la DévORée, de Marie Molliens
Cie Rasposo • 36, rue des Orfèvres • 71390 Moroges
03 85 47 93 72
Site : http://www.rasposo.net/
Écriture, mise en scène : Marie Molliens
Artistes de cirque : Robin Auneau, Justine Bernachon, Colline Caen, Serge Lazar, Marie Molliens
Musiciens : Christian Millanvois, Françoise Pierret, Francis Perdreau
Régisseurs : Thierry Azoulay, Bernard Bonin, Marion Foret, Arnaud Gallée ou Pascal Lelièvre
Regard chorégraphique : Milan Hérich
Collaborations artistiques : Fanny Molliens, Julien Scholl, Aline Reviriaud
Création musicale : Benoît Keller, Françoise Pierret, Christian Millanvois
Création sonore : Arnaud Gallée, Didier Préaudat
Création lumière : Thierry Azoulay
Création costume : Solenne Capmas
Photo : © Laure Villain
Chapiteau Caserne-Espagne
Dans le cadre de CIRCa, 29e festival de cirque actuel
Site : http://www.circa.auch.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=98&Itemid=251&lang=fr
Réservations : 05 62 61 65 00
Du 22 au 29 octobre 2016, samedi à 18 heures, dimanche et jeudi à 18 h 30, mercredi et samedi à 20 h 30, vendredi à 19 heures
Durée : 1 h 10
19 € | 15 €