Une mélancolie loufoque et douce
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Philippe Quesne reprend, pour quelques jours, à Rennes, sa pièce, « la Mélancolie des dragons », créée dans le cloître des Célestins au Festival d’Avignon en 2009. Cette mélancolie-là enchante le public.
Dans une clairière enneigée, entourée d’arbres dénudés, une Citroën AX blanche, bien fatiguée, attelée d’une remorque de type frigorifique, aurait l’air abandonnée si l’on ne distinguait quatre hommes aux cheveux très longs, assis dans la voiture. C’est la nuit. Ils écoutent de la musique hard rock à très fort volume. La scène, muette, dure… Survient une femme poussant un vélo avec un porte-bébé. Les hommes sortent de leur véhicule, on s’embrasse. L’action peut commencer.
La femme s’appelle Isabelle. Elle est à la fois le Candide et le Monsieur Loyal du spectacle, qui n’existe que pour répondre à ses questions ou parce qu’elle a accepté les propositions de ses six compagnons (deux sont sortis de la remorque qui est, en fait, une caravane et un plateau).
Explorer la banalité
Les dialogues, minimalistes, n’échappent guère à l’ordinaire. Tout se passe comme si le sujet de la pièce était l’insignifiance en elle-même. Philippe Quesne semble vouloir explorer non seulement la poésie du quotidien, mais celle de la banalité. Ses Pieds nickelés ne montrent rien que de dérisoire, et les commentaires d’Isabelle sont toujours décalés. Quand on lui montre une bâche de six mètres qu’on a tout simplement gonflée (« C’est une possibilité », déclare l’un des garçons), elle laisse tomber : « C’est émouvant ». Le jeu blanc des sept acteurs, leur nonchalance, la succession d’épisodes triviaux installent sur le plateau et dans la salle une sorte d’atmosphère irréelle, comme une forme d’apesanteur.
On ne sait pas d’où viennent les protagonistes, on ne sait pas qui ils sont : Isabelle est-elle mécanicienne ou s’y connaît-elle en mécanique ? On n’en sait guère plus sur ce qu’ils font : construire un hypothétique parc d’attractions ? Le paysage, dans lequel ils évoluent, est-il réel ? N’est-il qu’un décor qu’ils auraient construit, celui de leur parc ? Les hypothèses restent ouvertes.
Jouissif et roboratif
Face à ce qui peut apparaître comme une dérision de l’art minimal ou de certaines « installations » plastiques – Philippe Quesne vient, entre autres, de cet univers –, les spectateurs restent d’abord perplexes. Quelques rires finissent par fuser de-ci de-là, puis on sent que le sourire et l’émotion gagnent petit à petit toute la salle. L’art du scénographe, que fut longtemps Philippe Quesne, n’y est pas étranger : il transmue les objets les plus banals (un livre, une bassine, une branche d’arbre) en des vecteurs de poésie. Mais l’art des comédiens en est le principal responsable. Ils sont tous excellents, et ce n’est pas minimiser le talent des autres que d’en saluer deux, plus particulièrement. Isabelle Angotti est épatante dans son rôle de petite bonne femme, fragile et forte, naïve et ouverte à tout. Et il faut avoir vu Émilien Tessier, nouveau sorcier-sourcier qui fait jaillir un minuscule jet d’eau de sa bassine, aussi ravi et rayonnant qu’un grand chaman maître des eaux ou, juché sur une AX bâchée figurant une colline, illuminé de l’intérieur comme le poète-prophète que visite l’inspiration.
Le spectacle s’achève par un véritable succès scénographique : la parade immobile et inquiétante de cinq grandes bâches noires gonflées qui se dressent debout dans une sorte de tempête et de brouillard près de la colline blanche. Le public, qui a réservé une véritable ovation aux acteurs, ne s’y est pas trompé : la mélancolie de Philippe Quesne transforme le réel le plus banal en un univers jouissif et roboratif. ¶
Jean-François Picaut
la Mélancolie des dragons, de Philippe Quesne
Cie Vivarium Studio
Mise en scène et scénographie : Philippe Quesne
Avec : Isabelle Angotti, Zinn Atmane, Rodolphe Auté et Hermès (le chien), Sébastien Jacobs, Émilien Tessier, Tristan Varlot, Gaëtan Vourc’h
Photo : © Pierre Grobois
Administration-Production : Anaïs Rebelle
Production : Vivarium Studio
Coproduction : Wiener Festwochen-Vienne, Hebbel am Ufer-Berlin, La Rose des vents / Festival Next, Nouveau Théâtre-C.D.N. de Besançon et de Franche-Comté, Ménagerie de verre-Paris, Le Forum-scène conventionnée de Blanc-Mesnil, Le Carré des Jalles-ville de Saint-Médard-en-Jalles, Festival Perspectives-Sarrebruck
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du 26 au 30 janvier 2010 à 20 heures
Durée : 1 h 15
23 € | 12 € | 8 €