Marguerite Duras à cœur ouvert
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Dans « La Vie matérielle », texte écrit alors qu’elle est à l’apogée de son œuvre, Marguerite Duras évoque sa vie personnelle et artistique, tout en dressant un état des lieux lucide de son époque. Dirigée par William Mesguich, Catherine Artigala endosse avec un talent fou le rôle de cette femme hors norme, dans une adaptation intime et précieuse.
Rares sont les monologues de Marguerite Duras. La Vie matérielle est sans doute son livre le plus personnel, le plus concret, celui qui, disait-elle, devait « contenir cette écriture flottante de la Vie matérielle, ces allers et retours entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est commun ». Sont égrenées, dans la langue superbe de l’autrice, des réflexions majeures de la seconde moitié du XXe siècle. Qui dira mieux que Duras ce que représentait cette « Vie matérielle » des femmes, encore en 1987, date de publication du livre ? A-t-on mieux décrit qu’elle cette « continuité silencieuse et inapparente » de la journée de la « bonne mère de famille » ?
Duras entrelace ses souvenirs personnels, son enfance en Indochine, ses frustrations, ses addictions et des réflexions sur son époque. Elle parsème son récit des titres de ses œuvres, des noms de ses personnages. Qui ne serait pas touché à la seule évocation de Moderato Cantabile, d’India Song ou de l’Amant, ne peut qu’être frappé par la simplicité et l’intelligence avec laquelle l’autrice parle de l’ivresse au féminin, ce « scandale », de la sexualité, de Yann, son jeune amant ; ou encore, de sa mère, présente dans toute son œuvre, cette mère courage, « plus que ma mère, une institution ».
Au cœur de ce propos, exigeante, obsessionnelle : l’écriture, et tout ce qu’elle représentait encore au début de l’œuvre durassienne : « Pendant quinze ans, j’ai jeté mes manuscrits aussitôt que le livre était paru (…). Je crois que c’était pour effacer le crime, le dévaloriser à mes propres yeux (…) pour atténuer l’indécence d’écrire quand on était une femme ».
Michel Monnereau a adapté le livre en choisissant les textes qui lui paraissaient incontournables. Un panel qui fait apparaître l’autrice dans toute son audace, sa radicalité et son humour ; avec, au-delà de toute contingence sociale, son idée de la liberté. Nul besoin d’être un grand familier de Duras pour apprécier à sa juste valeur la force de cette proposition.
« Je suis Marguerite à fond ! »
Tandis que le public s’installe, la comédienne, calée dans un fauteuil en milieu de scène, attend, parfaitement immobile. On ne voit pas ses yeux, dissimulés par d’imposantes lunettes de soleil. Déjà, ainsi, sans regard, l’impression est forte : une pause, un port de tête, les poignets et les doigts habillés de breloques, jupe, gilet et bien sûr… le fameux foulard de MD. Elle est là : l’incarnation est immédiate, Catherine est déjà Marguerite, sans avoir dit un seul mot, sans le moindre geste. « Un jour, je suis arrivée à l’une des lectures avec un petit quelque chose symbolique de Duras et des lunettes et William m’a dit : Tu es Marguerite! ; je l’avais trouvée, instinctivement, sans l’avoir jamais rencontrée ; un jour, c’est là, et il n’y a pas d’explication. C’est presqu’une grâce ».
Adroitement dirigée par William Mesguich, Catherine Artigala a visé juste. Sans imiter MD, à laquelle du reste, hormis sa petite taille, elle ne ressemble pas, elle adopte une diction et une articulation certes marquées, mais bien différentes. Ce faisant, la comédienne a évité tous les pièges. Qu’on ne s’attende pas à ce qu’elle reproduise le célèbre phrasé Duras, avec ses syllabes détachées et ses accentuations de consonnes.
Endosser une personnalité aussi forte sans se glisser dans un modèle : le pari est gagnant. Là réside la puissance de cette interprétation. Ce que Catherine Artigala nous montre, ce qu’elle « imagine personnellement » de Duras, de sa façon d’être, d’exister, semble hallucinant de vérité. « Je suis Marguerite à fond ! » : la phrase sort du cœur. C’est probablement l’une des clés de réussite de ce jeu. La comédienne devient « notre » Duras, par sa vision, qui, instantanément, s’impose à nous : un vrai tour de force, dans lequel tout est question de sincérité, de conviction et surtout, de présence.
Adaptation, mise en scène, interprétation, lumières : tout est juste, efficace, soigné. La comédienne semble tracer son texte dans l’espace. Elle l’habite totalement, précieusement, comme on le fait d’un appartement qu’on aime : celui, en l’occurrence, de Trouville, l’antre de MD. Avec elle, installés chez elle, on entend le bruit de la mer, on y imagine l’arrivée de Yann, « dégingandé, maigre ». Le jeu de lumières imaginé par William Mesguich découpe très joliment le lieu, le temps, les mots, « cette brutalité des mots qui, dans la bouche de Duras, se transforme en émotion », écrit-il. L’intimité avec le public est totale, jusque dans la confession sacrément érotique du « train de Bordeaux » presque chuchotée, dans le noir absolu. Une merveille.
« Il fallait éviter toute tiédeur, faire ressortir un côté ardent » explique la comédienne. C’est fait. L’intelligence du spectacle a opéré. Une heure riche d’émotions et de fulgurances avec Duras, ce n’est pas rien. 🔴
Florence Douroux
La Vie matérielle, de Marguerite Duras
Le texte est édité aux Éditions P.O.L et chez Gallimard, Collection Folio
Adaptation : Michel Monnereau
Mise en scène : William Mesguich
Avec : Catherine Artigala
Création sonore : Matthieu Rolin
Lumière et décor : William Mesguich
Costumes : Sonia Bosc
Durée : 1 heure
Théâtre Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris
Du 14 juin au 27 août 2023, du mercredi au samedi à 21 heures, dimanche à 17 h 30
De 10 € à 28 €
Réservations : 01 45 44 57 34 ou en ligne
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