« Lacrima », de Caroline Guiela Nguyen, Odéon Ateliers Berthier, Paris

lacrima-Caroline-Guiela-Nguyen © jean-louis Fernandez

Sous toute la couture

Laura Plas
Les Trois Coups

Récit trépidant, aussi divers que l’espace mondialisé qu’il convoque, « Lacrima » est un conte à rebours qui révèle, sous les plis d’une robe de rêve, le cauchemar de celles et ceux qui l’ont conçue. Du sang, des larmes, de très bons acteurs : qu’on adhère ou pas, la pièce pose des questions passionnantes !

Je commencerai par la fin en hommage à un spectacle, dont la dense narration, comme inspirée par le cinéma ou les séries, nous fait sauter non seulement d’un hémisphère à un autre, mais d’un temps à un autre. La lumière revient, les sanglots cessent, une actrice se relève, d’autres interprètes reviennent sur le plateau. Face à nous, une grande ligne d’hommes et de femmes se tiennent alors la main, nous regardent. Ils avaient comme personnages des langues, des accents différents et mêmes des traditions de jeu variées. Ils sont aussi singuliers au salut. Autour de nous, il y a des gens qui applaudissent mollement et puis des jeunes gens debout, comme les acteurs, qui battent des mains. Ces derniers peupleront les théâtres sans doute plus longtemps que nous. Leur joie est déjà une richesse du spectacle.

Pour certains, ils ont l’âge des élèves du TNS que Caroline Guiela Nguyen dirige désormais. Ils sont aussi touchés que les adolescents qui voyaient il y a peu Fraternité, conte fantastique, découvrant que le théâtre, ce pouvait être de la SF, des chants qui leur parlent, des gens comme eux, des récits qui bouleversent. De fait, iI n’est qu’à lire le titre de la pièce, Lacrima,pour deviner qu’en dépit des critiques acerbes sur le pathos et la facilité, Caroline Guiela Nguyen fait encore une fois le choix de l’émotion. Elle naît ici des récits, des histoires intimes familiales qui résonnent entre elles, se tissent pour former la trame d’un grand récit monde, dont le fil conducteur serait… une robe.

Stabant filiae dolorosae

Il était donc, une fois, une adolescente dont les parents travaillaient ensemble dans une maison de haute-couture parisienne sur la robe de mariée d’une princesse d’Angleterre et dont le père violentait la mère. Il était, la même fois mais en Inde, un brodeur qui perdait la vue sur la dite robe pour offrir à sa fille une vie meilleure. Il était, une fois encore, à Alençon une vieille grand-mère brodeuse du voile de cette robe, dont la petite fille était atteinte d’un mal mystérieux… Toustes risquaient leur vue, et peut-être leur vie pour satisfaire la Princesse.

Point et chemin de croix silencieux et secret. Car la souffrance des humbles ne vaut rien quand elle sert la splendeur des puissants. La fast fashion n’a pas l’apanage de la violence. Ici l’éthique même est un objet de luxe, comme l’exprime un des personnages dans un des moments les plus intéressants de la pièce. Et le choix est parlant : un objet absolu de fantasme, une robe de mariée, qui plus est, princière.

Dans cette foule de « contes », on sera automatiquement plus touchés par certains, mais les récits les plus ajourés sont les plus forts : celle d’une dentellière dont la fille suit les pas ; celle d’une autre internée puis morte. Ces deux histoires sont d’ailleurs portées par des interprètes émouvantes : Liliane Lipau, amatrice qui prouve que le mot « amateur » ne doit pas être objet de mépris, et Nanii qu’on avait tant aimé dans Fraternité, conte fantastique et qui est encore une fois si fine, si juste dans tous ces rôles (pompière, dentellière, ouvrière d’une maison de couture). D’ailleurs, la distribution est une force du spectacle : on citera encore Dan Artus, en mari répugnant, Maud Le Grevellec, précise en femme acculée.

Maîtres du monde, maîtres du récit

Alors, on passe sur la musique de soulignement, les gros plans, les coups de théâtre répétés. D’abord, le rythme trépidant retranscrit la course effrénée de travailleurs qui en oublieraient de respirer. Les chocs sonores transmettent la violence qu’ils ressentent. C’est d’autant plus important que l’espace est assez aseptisé.

Le partage de l’hyper sensible s’oppose intelligemment à l’évanescence des mandataires : ils sont des voix au téléphone, n’offrant même pas l’aumône de leur image. La robe reste vide. La voix de la princesse est nimbée de ce léger accent qui fait penser à la narratrice de la Cendrillon de Pommerat et elle ordonne, règle jusqu’au récit. Belle idée, plus délicate.

Dans Toute Une Moitié du monde, Alice Zéniter appelle à renouveler la littérature pour y faire entrer celles et ceux qu’on n’y voit jamais. Caroline Guiela Nguyen accomplit ce programme à la scène, selon nous avec un peu moins de force que dans ses précédents spectacles, mais en posant toujours de vraies et belles questions.  

Laura Plas


Lacrima, de Caroline Guiela Nguyen

Le texte est édité chez Actes-Sud Papiers
Texte et mise en scène : Caroline Guiela Nguyen
Avec : Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam
En vidéo : Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont
Et les voix de : Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford
Durée : 2 h 55
Dès 15 ans

Odéon Ateliers Berthier • 1, rue André Suarez • 75017 Paris
Du 9 janvier au 7 février 2025 (sauf les lundis et les dimanches 12 et 26 janvier), à 22 heures, et le samedi à 15 heures
De 9 € à 39 €
Réservations : 01 44 85 40 40 ou en ligne

Tournée ici :
• Du 13 au 21 février 2025, aux Célestins, à Lyon (69)
• Du 26 au 28 février 2025, au Théâtre National de Bretagne, à Rennes (35)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Saïgon, de Caroline Guiela Nguyen, par Bénédicte Fantin
Fraternité, conte fantastique, de Caroline Guiela Nguyen, par Lorène de Bonnay
Le Chagrin, collectif Les Hommes approximatifs, par Michel Dieuaide

Photos : © Jean-Louis Fernandez  

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