Au nom de la mère et de la fille
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Dans son premier seul en scène, Frédérique Voruz traite de la maltraitance éducative. Un témoignage aussi poignant qu’hilarant, sous forme de conte contemporain.
Cadette d’une fratrie biberonnée aux névroses parentales, Frédérique Voruz a longtemps subi le châtiment maternel. Comment traiter d’un sujet si délicat, autobiographique qui plus est ? Petit Poucet devenue femme, celle-ci nous raconte son enfance dans l’antre d’une mère dévoratrice et d’un père qui parle aux arbres, avec sensibilité mais sans pathos. De façon sincère mais non sans pudeur.
Ogresse
Tout commence par une escalade au-dessus des calanques de Marseille. Cadre idyllique n’est-ce pas ? Sauf que le père, en tête de cordée, dévisse et entraîne dans sa chute son épouse. Amputée de sa jambe gauche, elle perd du même coup les jumeaux qu’elle attendait. Cette mère emprisonnée dans ce corps souffrant dit, sur son lit d’hôpital : « Je me vengerai sur les enfants ». Or elle en eut des enfants : sept ! Des filles pour la plupart, alors qu’elle préférait les garçons…
Pétrie de haine et de rancœur, cette génitrice puritaine se révèle une mère fouettard aux instincts proches du sadisme : entre nourriture avariée, insultes gratuites, elle élève ses enfants en leur faisant subir les pires privations, à grand renfort de préceptes : « Prenez et mangez-en tous ! ». Amen ! Pendant que le père s’enferme chaque jour un peu plus dans son monde, pour échapper aux corvées et à cette marmaille si envahissante, mais aussi pour donner libre cours à ses tergiversations.
Voilà de quoi prendre ses jambes à son cou ! D’ailleurs, une des filles fugue et lorsqu’elle rentre, après deux semaines, elle repart aussitôt, vu l’accueil sarcastique de sa mère. Elle sera psychanalyste ! La petite Frédérique, elle, reste là. Elle aurait pu être la chouchoute, la princesse. Mais elle n’échappe pas aux humiliations. Elle peut juste tromper la vigilance maternelle, quelques heures par-ci par-là, pendant que ses frères et sœurs rivalisent de bêtises, jusqu’au jour où elle se retrouve presque en tête-à-tête avec sa génitrice. L’horreur ! Entre traumas et révoltes, elle préfère donc s’évader en se racontant des histoires et rêve de se faire kidnapper par Leonardo DiCaprio. Elle se laisse finalement gagner par la passion dévorante du théâtre, autre moyen de vivre dans le regard : pas celui inquisiteur de Dieu, ni dégradant de sa mère, ni encore aveugle de son père, mais celui du public.
Mise à distance salutaire
Cette enfant devenue adulte nous raconte donc son calvaire, via le prisme théâtral d’une séance chez le psy. Elle n’a pas choisi ce titre par hasard. Lalalande a été créé par Lacan en 1971 comme un concept psychanalytique véhiculant l’inconscient. Sous ce terme, sont regroupées les injonctions, les proverbes, les idées qui reviennent et toutes ces phrases qui emberlificotent la pensée des enfants. Tous ces mots dits par les adultes, pris au pied de la lettre par les petits, et dont le poids devient réalité.
Le texte est saignant, à la mesure des blessures infligées. Pourtant, malgré la véhémence, Frédérique Voruz ne règle pas ses comptes et ne se positionne jamais en victime. Elle témoigne. Ce sont ses dix ans d’analyse qui l’ont en effet sauvée. Au bout de ce chemin de croix, c’est bien le théâtre qui rend enfin possible une sublimation.
Son carburant ? L’humour noir et l’autodérision. Cette histoire ferait froid dans le dos, si elle ne faisait tant rire. Elle nous raconte les divagations de son bourreau avec une rare truculence, mais les confidences deviennent de plus en plus intimes. Si la colère s’exprime en filigrane dans ce récit picaresque, la tendresse finit par affleurer. Une infinie tendresse donne au monstre un visage tout à fait humain. L’histoire ne nous dit pas si sa mère est venue voir le spectacle. « Ça nous ferait une belle jambe ! », me direz-vous ! Sauf que l’enfant malaimée parvient à réhabiliter cette femme qu’on prendrait presque dans nos bras. Comme elle, finalement.
Renaissance
Sur le plateau nu, un projecteur diffuse des diapos sur un petit écran en fond de scène. Méthodique, Frédérique Voruz ouvre son album photo, chapitre après chapitre. On y découvre la famille, les grands-mères qui « se détestaient cordialement », la fratrie et la mère au centre, bien sûr. Entre deux séquences illustrées, elle imite la psy et l’unijambiste, caresse son « moignon mielleux », claudique et pérore. De quoi peupler la scène ! Très bien rythmé, le spectacle est ponctué de chansons (comptines, messes, compositions personnelles). Frédérique Voruz sait instaurer la complicité avec le public.
Elle nous plonge d’emblée dans son univers en nous donnant subtilement les clés de son dictionnaire familial et aussi grâce à une interprétation précise et énergique. Elle a notamment joué auprès d’Ariane Mnouchkine (dans les Naufragé du fol espoir) et de Simon Abkarian (dans Électre des bas-fonds), mais a su, avec ce projet personnel, développer son propre style, campant cette galerie de doux dingues avec un tic, une grimace, une façon caractéristique de s’exprimer. Elle met à profit sa formation au mime.
Loin d’être une thérapie, cette revue familiale est l’acte de renaissance d’une comédienne. Une formidable ode à la psychanalyse et au théâtre. Un remarquable spectacle qu’on espère repris très prochainement. ¶
Léna Martinelli
Lalalangue. Prenez et mangez-en tous, de Frédérique Voruz
Compagnie Aletheia
Sous le regard bienveillant de Simon Abkarian
Avec : Frédérique Voruz
Conseil artistique : Franck Pendino
Création lumière : Geoffroy Adragna
Création son : Thérèse Spirli
Durée : 1 h 15
Théâtre du Soleil • Cartoucherie du bois de Vincennes • 75012 Vincennes
Du 29 janvier au 9 février 2020
De 9 € à 15 €
Tél. : 01 43 74 24 08