« L’Amante Anglaise », Marguerite Duras, Théâtre de l’Atelier, Paris

L'Amante-Anglaise-Marguerite-Duras © Pierre-Grosbois

Une criminelle à l’Atelier

Florence Douroux
Les Trois Coups

Quels sont les poisons du quotidien qui ont abîmé l’esprit d’une femme repliée dans son jardin, près de la menthe anglaise, au point d’en faire une criminelle ? « L’Amante anglaise » pose cette question qui a tant fasciné Marguerite Duras à la lecture d’un fait divers inexplicable. Sandrine Bonnaire est au cœur d’un trio de comédiens dirigés sur le fil par Jacques Osinski.

Le personnage énigmatique de Claire Lannes vient habiter le plateau nu du théâtre de l’Atelier. Un siège sur scène, un rideau métallique. Tout semble immobile et si vide. Mais asseyons-nous, et taisons-nous, car l’Amante Anglaise est une pièce nécessitant une attention quasi religieuse. Ce qu’elle fouille est viscéral. L’âme, la pensée, le cœur, tout est ausculté par son auteure, qui cherche, de son écriture tellement percutante et juste, le pourquoi d’un geste effrayant : le crime de Claire.

Ce crime, Duras ne l’a pas inventé. Elle découvre dans une chronique du Monde, qu’en1949, une femme a fracassé le crâne de son mari, avant de découper le corps et de se débarrasser des morceaux dans les égouts de Savigny-sur-Orge. La criminelle a avoué le meurtre sans difficulté, mais s’est tue sur les raisons de son acte.

Fait divers

Duras s’empare de ce fait divers dans un premier roman intitulé les Viaducs de la Seine-et-Oise, qu’elle remanie dans l’Amante Anglaise. Le personnage central assassine sa cousine sourde et muette, dont elle dépèce le corps. Nuit après nuit, elle jette les morceaux dans des trains de marchandises. Sauf la tête, dont elle garde le secret. Par recoupement ferroviaire, la police arrive directement à Viorne, le village de Claire, qui avoue immédiatement.

L’autrice cherche les raisons du crime, en se livrant à une enquête psychologique des plus acérées. Elle construit la pièce adaptée du roman autour de deux interrogatoires : celui du mari, Pierre Lannes, et celui de Claire. Un interrogateur non identifié fouille leur histoire, dans le huis-clos de cette maison abritant un couple devenu étranger l’un à l’autre, et Marie-Thérèse, occupée à toutes les tâches domestiques, tuée dans la cave, à 4 heures du matin.

L'Amante-Anglaise-Marguerite-Duras © Pierre-Grosbois

Chez Claire, la folie rôde, bien sûr, mais Duras explore d’autres pistes. L’ennui d’un quotidien dénué d’intérêt, le trop plein de tout, de l’insupportable, un ras-le-bol qui ne dit pas son nom, une aversion trop longtemps contenue. Entre le mari et la cousine, dévoreurs d’espace, la vie s’amenuise. Jusqu’au meurtre. Pas de raison précise. L’autrice fait dire à Claire qu’on ne lui a jamais posé « la bonne question », puisque toutes, elles étaient « séparées ». On tient une piste.

Beau trio

Sandrine Bonnaire compose une criminelle innocente, cohérente de bout en bout dans l’expression d’une évidente bonne foi. Elle aussi cherche à comprendre. Il émane d’elle une pureté presqu’enfantine, un charme. On en oublierait le corps dépecé. Son timbre clair, ses regards changeants, nous accrochent à cette humanité profonde enfouie dans d’insondables replis, mais affleurant à chaque instant. Libres à nous d’adhérer, ou non, à cette proposition renvoyant à une pureté originelle, que le sang sur les mains n’aurait pas salie. Mais l’interprétation en est si bien maîtrisée, surtout dans ses petites brèches émotionnelles, que cette amante, nous l’accueillons volontiers

Déjà dirigé par Jacques Osinski, dans Fin de partie, Frédéric Leidgens possède une belle singularité, parfaite pour le rôle étrange de l’interrogateur. « Je cherche qui est cette femme, Claire Lannes, et pourquoi elle dit avoir commis ce crime. Le reste m’est égal. Elle, elle ne donne aucune raison à ce crime. Alors je cherche pour elle ». Le comédien au phrasé heurté, mots très détachés, charge ses questions d’une insistance particulière. Tendu dans une tentative presque désespérée de faire apparaître une éclaircie dans le brouillard. Rien n’y fera. Claire a ses raisons, que la raison, ou elle-même, ignore.

Enfin, Grégoire Oestermann incarne avec beaucoup de finesse un Pierre mal à l’aise sur la sellette. Tout sonne juste chez ce comédien, la gêne d’avoir à révéler des bribes de vie dont il n’est sans doute pas très fier, le désir d’éluder, tout en paraissant sincère. Trop mielleux pour être honnête, lâchant comme à regret les indices d’une petite vie égocentrée. Duras l’a bien chargé, et il répond présent.

Prendre soin du mystère

Jacques Osinski a misé sur une mise en scène en apparence simplissime, mais d’une rigoureuse exigence. Respectant le vœu de Duras, il a installé Claire et Pierre Lannes dans une immobilité totale, face à l’interrogateur assis dans le public. Une caméra semble braquée sur eux, et cette prise de vue sans échappatoire crée une connexion étroite d’eux à nous. Les questions serrées à l’extrême de l’interrogateur deviennent, peu à peu, les nôtres. Nous sommes suspendus aux réponses, aux silences, aux flous, avec l’impression que le brouillard ne se dissipe pas. Tenus par ce mystère dont le metteur en scène a pris un soin méticuleux.

Ainsi l’arrivée de Claire. Ou plutôt son apparition. Le rideau de fer barrant l’horizon se soulève. Quelques mesures de piano précèdent la venue de la criminelle. Dans l’ouverture maximale de la cage de scène et de l’arrière-scène, la voici tout au fond, qui s’approche à petits pas rapides. Tout en noir, chaussures plates, Sandrine Bonnaire semble le mystère surgi des profondeurs. Autour d’elle, l’espace immense laisse imaginer que son monde s’est agrandi depuis le meurtre, qu’elle a plus de place pour exister. Envolées les entraves. Quel moment ! On nous montre le caractère sacré du mystère, ce qu’il a de grand, d’insondable, d’intouchable. Pas de doute : Duras s’est invitée à l’Atelier.

Florence Douroux


L’Amante anglaise, de Marguerite Duras

Le texte est publié aux Éditions Gallimard
Mise en scène : Jacques Osinski
Avec : Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann
Lumière : Catherine Verheyde
Costumes : Hélène Kritikos
Dramaturgie : Marie Potonet
Durée : 2 h 15

Théâtre de l’Atelier • 1, place Charles Dullin • 75018 Paris
Du 19 octobre au 31 décembre 2024, du mardi au samedi à 20 heures ou 21 heures, dimanche à 15 heures
De 20 € à 42 €
Réservations : 01 46 06 49 24 ou en ligne

Tournée :
• Du 9 au 11 janvier 2025, Théâtre Montansier, à Versailles (78)
• Le 14 janvier, TAP-Scène nationale de Grand Poitiers, avec les ATP (86)
• Les 16 et 17 janvier, Châteauvallon-Liberté Scène nationale (83)

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Vie matérielle, de Marguerite Duras, par Florence Douroux
La Douleur, de Marguerite Duras, par Trina Mounier

Photos : © Pierre Grosbois

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