Le discours politique
et sa farce
Fatima Miloudi
Les Trois Coups
Dans « le Capital et son singe », spectacle conçu à partir du « Capital » de Karl Marx, Sylvain Creuzevault écrit une représentation gigogne, où temporalité, personnages et propos s’emboîtent comme le jeu de cubes métaphorique déployé sur la table à l’orée de la pièce. Afin de contrer le didactisme d’un théâtre qui serait étiqueté comme politique, le metteur en scène fait se confronter les registres : quand la complexité des concepts court le risque de la confusion, le burlesque ramène le spectateur vers la cocasse trivialité de la nature humaine.
L’espace scénique, bifrontal, laisse ouverte la travée centrale où deux rangées de tables se font face. Au bout, une armoire contre laquelle sont posées les armes de la révolte : un fusil pour le révolutionnaire de 1848 et une lance en attente de son Spartacus. À l’autre bout, un vieux piano et une cantine, où chacun viendra se servir sa ration de lentilles. Sur les tables, quelques verres et des bouteilles de vin annoncent réunion politique et noces. Il va sans dire que le décor suggère à la fois le lieu de l’union et celui de la confrontation de personnalités, de pensées, et de stratégies.
Au dédoublement scénique s’ajoute le chevauchement des époques. Des moments historiques sont mis en regard et donnent à réfléchir au spectateur d’aujourd’hui. Dans un premier temps, Barbès, Blanqui, Raspail, Engels, Baudelaire, Louis Blanc, entre autres, se retrouvent le 13 mai 1848 au club des Amis du peuple et débattent. Le propos est nécessairement politique ; la prise de parole parfois arrogante. Firmin, joué par le talentueux Benoît Carré, fait office du niais auquel il faut tout expliquer. Et son caractère terre à terre contraste avec le langage élaboré de ses comparses. Ainsi sont évoqués les Ateliers nationaux, le droit de pétition révoqué, l’inscription du droit au travail dans la Constitution, les valeurs d’échange et d’usage, etc.
Après une transition opérée par le tableau du couple Jeanne-Baudelaire, métamorphosé en mariés berlinois de juin 1919, le spectateur est transporté aux lendemains de la révolution spartakiste et de la mort de Rosa Luxembourg. Sur fond de cortège funèbre, l’Allemagne attend de connaître son sort. Quant au discours sur la productivité, il a quelque peu changé quand l’ouvrier de l’industrie automobile défend le taylorisme dans un éloge délirant sur la fluidité du travail.
Avec un léger décalage temporel, le procès des meneurs du 15 mai 1848, nous ramène à Bourges, lieu éloigné des émeutes parisiennes. Les accusés doivent décliner leur identité. Le télescopage des époques et des individualités est alors à son comble : l’ouvrier Albert se transforme en un Lacan dont le « plus de jouir » fait écho à la survaleur du capitalisme ; un autre comédien devient, sans crier gare, Lamartine et Ledru-Rollin. Le procédé polyphonique avait été annoncé, d’ailleurs, dans un prologue par le numéro d’acteur d’Arthur Igual faisant dialoguer Foucault, Freud et Brecht. La pensée de Marx, représentée par le masque de fil rouge, discrètement présent, unifie l’ensemble et universalise le propos. La fin du spectacle, sur fond de chant communard, laisse rêver à un combat toujours d’actualité.
Le débordement constant de la farce
Comme l’annonçait la métaphore initiale du jeu de cubes, la pièce a eu pour objet à la fois « de déplier la représentation bourgeoise » et de déployer « la forme gigogne de l’écriture ». La dramaturgie rend, de cette manière, plus vivant un discours qui semble pour le moins aride. Elle est soutenue, à cet effet, par le débordement constant de la farce qui s’immisce au cœur des débats et qui installe le dérisoire au sein de l’Histoire. Nombre d’explications concrètes suscitent le rire, telle la logique sophistique conduisant à conclure que nous ne mangeons pas du poulet mais que « c’est le poulet qui nous mange », telle l’anecdote illustrative de la bouteille à partir de laquelle Firmin conçoit son aliénation.
Le cocasse peut aussi faire retour vers le sérieux, l’air de rien. L’évocation d’un voyage à Paris par un couple berlinois, à la veille de la Grande Guerre, permet de montrer une société française gagnée par le confort. Les exemples, semble-t-il hors de propos de la moquette et des vitrines d’objets des appartements haussmanniens, sous-tendent une critique sur la neutralisation des paroles et la prédominance des « débats dépassionnés ».
Des éléments proprement farcesques viennent de même cohabiter avec un discours par trop sérieux et galvaudé. Ainsi peut-on relever l’apparition du Spartacus antique, accompagné d’un Catulle se désignant comme « poète avant-gardiste à deux sesterces l’épopée » ou la performance de la prise de l’Assemblée par Daniel Borme, joué par le drolatique Léo‑Antonin Lutinier. La pièce propose une galerie de figures, à l’interprétation en certaines occasions inégale. Il faut, bien entendu, citer encore Lionel Dray, acteur tout en fines minauderies.
Malgré quelques obscurités et un contenu parfois bavard, le spectacle laisse une impression réjouissante. Ce sont surtout les écarts, c’est-à-dire la mise en évidence de la théâtralité, qui convainquent le public. ¶
Fatima Miloudi
le Capital et son singe, de Sylvain Creuzevault, à partir du Capital de Karl Marx
Mise en scène : Sylvain Creuzevault
Avec : Vincent Arot, Benoît Carré, Antoine Cegarra, Pierre Devérines, Lionel Dray, Arthur Igual, Clémence Jeanguillaume, Léo‑Antonin Lutinier, Frédéric Noaille, Amandine Pudlo, Sylvain Sounier, Julien Villa, Noémie Zurletti
Lumière : Vyara Stefanova et Nathalie Perrier
Scénographie : Julia Kravtsova
Costumes : Pauline Kieffer et Camille Pénager
Masques : Loïc Nébréda
Régie générale : Bertrand Sombsthay
Production et diffusion : Élodie Régibier
Le Cratère • square Pablo-Neruda (place Barbusse) • 30100 Alès
Réservations : 04 66 52 52 64
Vendredi 13 février 2015 à 20 h 30, samedi 14 février 2015 à 20 h 30
Durée : 2 h 45 environ
18 € | 17 € | 15 € | 12 €