« Le Funambule », Jean Genet, Philippe Torreton, critique, Les Abbesses, Théâtre de la Ville, Paris

Le-Funambule-Jean-Genet-Philippe-Torreton ©Pascale-Cholette

Le jeune homme et la mort

Florence Douroux
Les Trois Coups

Un acrobate tombe de son fil et se blesse. En perdant son art, il perd son amant. De la poudre d’or à la poussière, il n’y a donc qu’une chute. Philippe Torreton adapte « le Funambule » de Jean Genet, magnifique ode à la création, au cirque, ses enjeux et ses risques, en y intégrant le suicide du jeune homme, figure centrale du poème. Pour donner vie à cette prose pleine de feu, Il s’entoure d’un fll-de-fériste et d’un musicien. Ambitieux.

Hymne à la création et à l’art, méditation sur la vie et la mort, le Funambule, écrit par Jean Genet en 1957, offre une vingtaine de pages d’une grâce fulgurante. L’écrivain de 47 ans adresse son inclassable poème à Abdallah Bentaga, son amant, jeune acrobate de quelques 30 ans son cadet. Ils se sont rencontrés en 1956, et ne se quittent plus pendant cinq ans. Genet a trouvé sa muse. Mais le jeune homme ne se relèvera pas d’une mauvaise chute. Tout en subvenant à ses besoins, il le quitte en 1962. Deux ans plus tard, l’acrobate de 27 ans avale une grande quantité de Nembutal (médicament que prenait son mentor) avant de se trancher les veines, au milieu des livres de Genet.

Le Funambule est une longue adresse à l’acrobate, parsemée de réflexions personnelles sur l’art du fil, et ce qui s’y joue. L’écrivain est alors mentor et pygmalion du jeune homme. Il l’entraîne sans relâche sur la voie de l’excellence. Abdallah se laisse guider par ce souffle créateur gorgé d’ambition. Il apprend à danser sur le fil, devient grâce incarnée, défiant le risque, la peur, le vertige, et la mort. En quête du geste parfait, qui, seul, le fera exister pour le public, et, pense-t-il, aux yeux de son amant. Genet veut créer son chef-d’œuvre. C’est presqu’un pacte.

L’apparition doit être sublime. Tout est là. Dans le Funambule, il exhorte l’artiste à mourir au monde pour mieux le fasciner, en affrontant les contrées d’une « solitude désertique ». Une extraordinaire matière théâtrale, très joliment évoquée, du reste, par le romancier Rémi David (Mourir avant que d’apparaître, chez Gallimard).

Écho tragique

On comprend la conviction avec laquelle Philippe Torreton s’est emparé de ce long poème. Il en propose une adaptation marquée de l’écho tragique du suicide de l’acrobate. Alors que le maître parle, l’élève blessé et seul vit sa dernière journée. Le poème et le drame fusionnent, rassemblés dans le temps et l’espace, indissociables. Une mise en perspective qui change la donne. L’exaltation diffère. Le Funambule devient ainsi « un poème noir, ce qui n’était pas sa finalité ». Il se charge d’une vérité cruelle : après sa chute, l’artiste n’est plus le prodige bien aimé de son mentor. Il est vidé. Tout en étant fidèle au cours de l’histoire, cette intention va bien au-delà de l’horizon du texte. Pourquoi pas ?

Le comédien apparaît en manteau dans un brouillard. Il s’avance dans un décor de chapiteau abandonné, encombrés d’objets entreposés. Au milieu de ce lieu sans vie, toile usée laissant filtrer l’eau de pluie, un jeune homme dort. Il est caché sous un drap, qui le recouvre comme un linceul. Quelques paillettes d’or rappellent le temps d’une gloire passée. On découvre sa cheville bandée.

Le poème s’annonce, sublime : « Cet amour- mais presque désespéré, mais chargé de tendresse- que tu dois montrer à ton fil, il aura autant de force qu’en montre le fil de fer pour te porter (…) Le fil était mort, – ou si tu veux muet, aveugle, – te voici : il va vivre et parler (…) Chaque matin, quand il est tendu et qu’il vibre, va lui donner un baiser ».

D’un bout à l’autre du fil

Nous sommes prêts à entendre ce texte se déployer. Nous attendons qu’il s’engouffre, que ces mots évoquant le désir, le feu, la vie, la mort et les paillettes s’envolent dans toute leur force poétique. Le comédien fait résonner les mots avec son habituelle clarté. Sa voix si bien placée, son rythme qui colle au phrasé de l’auteur, cette indéniable présence, tout y est. Pourtant. Son jeu de mentor qui exhorte, soulignant les intentions, est parfois trop appuyé. C’est un « dompteur d’acrobate », souligne Philippe Torreton. Oui c’est vrai, mais la palette proposait davantage de nuances.

Pourtant, en permettant le face à face des deux amants dans un moment ultime qui n’a pas existé, la mise en scène recèle de belles profondeurs. Le jeune homme ne voit pas son mentor, « entité spectrale », dont il subit la « présence insistante ». Lorsqu’ils sont tous deux assis d’un bout à l’autre d’un fil qui les sépare, on ne peut que ressentir cette irréductible distance intervenue les années précédant le suicide. Proches mais lointains, comme sur ce banc, lorsque Philippe Torreton tente une caresse qui ne frôle même pas ; proches mais lointains, lorsque le maître tente avec tant de force de faire advenir la marche sur le fil, invisible au regard de l’élève. Magnifique.

Être prodigieux, ou ne pas être

Aux côtés de Philippe Torreton, fil-de-féristes aguerris, Lucas Bergandi et Julien Posada, qui a créé le rôle, jouent en alternance le circassien blessé. On voit celui-ci claudiquer comme l’albatros maladroit privé de son aile. Dans un corps à corps avec son agrès, il se bagarre avec lui, le cogne, le jauge, vacille. Il n’arrive plus à grand-chose, l’envol est hors de portée. Il a perdu sa lumière.

Mais débarrassé du bandage, sans blessure, il danse alors sur le fil. Et exulte. C’est un moment de grâce. Voici, éclatante, cette raison d’être au monde que Genet voulait insuffler à son acrobate : être prodigieux, ou rien. Briller ou n’être personne. Abdallah craignait que son amant ne le quitte s’il perdait son art. La pièce lui donne raison.

Malgré de bien beaux moments, on aurait aimé ce Funambule paré de plus de simplicité. En convoquant le théâtre, le cirque et la musique, (jouée en live par le multi-instrumentiste Boris Boublil), Philippe Torreton a pris le risque d’un rendez-vous inattendu, chargeant un peu la barque d’un poème qui perd en fulgurance.

Florence Douroux


Le texte est édité chez Gallimard, collection l’Arbalète et Poésie
Conception et mise en scène : Philippe Torreton
Avec : Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada, en alternance avec Lucas Bergandi
Durée : 1 h 15
Dès 16 ans

Théâtre de la Ville • Les Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Du 1er au 20 mars 2025, du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 15 heures
Tarifs : de 8 € à 33 €
Réservations : Billetterie en ligne • Tel. : 01 42 74 22 77

Tournée :
• Du 6 au 10 mai, Les Célestins, Théâtre de Lyon (69)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Le Funambule, mes Véronique Bettencourt et Stéphane Bernard, par Trina Mounier
Le Funambule, chorégraphie d’Angelin Preljocaj, par Lorène de Bonnay

Photos : © Pascale Cholette

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories