Châteaux en Espagne
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Un héros bien singulier s’invente un monde imaginaire pour fuir sa condition de petit fonctionnaire dans un ministère du tsar. « Le Journal d’un fou », sans doute la nouvelle la plus connue de Nikolaï Gogol, et son unique monologue, est adaptée par Ronan Rivière, dans un esprit résolument moderne. Une appropriation inattendue, dans laquelle le seul au monde n’est pas seul en scène.
Poprichtchine a pour mission essentielle de tailler les mines de crayon de son directeur. Ignoré de tous, méprisé, il se réfugie progressivement dans un monde imaginaire : les chiens y parlent de leurs maîtresses, ils s’écrivent une correspondance suivie, la terre vient se poser sur la lune, le fonctionnaire se découvre Roi d’Espagne. La folie gagne du terrain au fur et à mesure des frustrations et désillusions, dont un amour impossible pour la fille de son directeur, Sophie. En route pour l’asile, où il est emmené de force, il s’imagine voyager en Espagne. Désormais, son royaume est celui des fous et des coups.
Le dispositif, judicieux, est un toit penché, symbole de la grande ville qui noie ses esseulés : une pente incommode, qui fait planer le danger du vertige, de la perte d’équilibre et de de tout repère. Nous voilà donc dans l’espace personnel de Poprichtchine : son appartement bien sûr, mais aussi son cerveau en voie de basculer. Assis sur un tabouret, tête dans les mains, Ronan Rivière est là, silencieux. À cour, Olivier Mazal s’apprête, au piano, à faire bondir les notes de Prokofiev.
Exit, le monologue
Ronan Rivière a adapté le récit de Gogol en donnant corps à Mavra, l’employée du protagoniste, jouée par Amélie Vignaux : « Le seul témoin de la vrille progressive de notre héros », explique-t-il. Il écrit le rôle en s’inspirant de quelques passages évoquant Mavra à la 3e personne, et en empruntant d’autres éléments au Manteau, à la Perspective Nevski et aux Soirées du hameau. Il fait ainsi apparaître une observatrice de chaque instant, qui s’étonne, puis s’inquiète, s’insurge et… parle beaucoup. Cette Mavra navrée prend le public à témoin, du gradin comme de la scène, furieusement terrienne et ancrée dans la réalité. « Faire vivre la réaction des autres », tel est l’objectif avoué. Pourquoi pas ?
Mais, ce faisant, Ronan Rivière prend le risque d’alourdir le texte au point de brouiller les pistes. La folie du protagoniste est dépeinte par Gogol dans un grand flux continu, séquencé par des dates de plus en plus délirantes, curseurs imparables d’une perte de contrôle : une démence graduée au fil d’un temps qui se dilue, comme le réel, comme l’être même. « 3 octobre », « l’an 2000, le 43 du mois d’avril » ou encore « le 86 de martobre entre le jour et la nuit ».
Cette progression dans le choc de la folie est une plongée glaçante, vue de l’intérieur, dans les méandres d’un cerveau confus. Rien n’est plus intime que ça, que ces aveux de perdition. Bien sûr, la version théâtrale pouvait ou devait se dispenser de ses marqueurs. Mais la création d’une voix témoin extérieure tellement présente prend le parti d’une rupture, au risque de ralentir l’intensité dramaturgique et syncoper le rythme du récit. Et ainsi, de couper son souffle à l’émotion.
Adieu aux armes
Pourtant, ce maladroit, cet être à la dérive, on le voit bien : Il est là, enfui dans sa démence, tellement attachant. Totalement habité, Ronan Rivière va au bout des errances déséquilibrées de Poprichtchine. Son jeu brillant et nerveux, tout en ruptures, montre ce que s’adapter au réel signifie pour un être dont le cerveau s’enlise : manœuvrer pour trouver réponse à tout, rendre admissible ce qui ne l’est pas. Transcender l’impossible réalité par des châteaux en Espagne. En montrant ainsi, et si bien, le remaniement des cartes de qui s’arrange avec le malheur, le comédien adopte ici une vraie posture de résistant. Et c’est formidable. « Désespoir, tu ne m’auras pas », semble-t-il dire. Il atteint ici l’une des profondeurs du récit.
Soubresauts de colère, suffocations mal réfrénées, exultation débridée à chaque évocation de Sophie : Ronan Rivière touche au paroxysme. Il fait sien l’univers tellement décalé dépeint par Gogol, jouant la cocasserie aussi bien que le drame. Il effleure même l’extase quasi mystique du récit : debout sur le piano, sous les accords terribles et merveilleux de la Suggestion diabolique de Prokofiev, en robe pourpre et couronne de crayons – que l’on croirait d’épines – le comédien se clame roi d’Espagne, « J’ai été frappé par la foudre » ! Le fou et le roi ne font plus qu’un. Poprichtchine se laisse dévêtir de ses apparats de seigneur, dans une fugitive posture christique. Un roi martyrisé pour s’être prétendu maître du royaume. Avec cette allusion religieuse, Ronan Rivière touche, ici encore, à l’une des vérités d’un récit multi-facettes.
Son adieu aux armes final est bouleversant. Épaules voûtées, le comédien tourne en rond sur son sol penché qui semble de plus en plus petit, à la recherche désespérée d’une ultime secousse de survie, encore une, n’importe laquelle. 🔴
Florence Douroux
Le Journal d’un fou, de Nikolaï Gogol
D’après la traduction de Louis Viardot
Texte édité chez Flammarion
Collectif Voix des plumes
Adaptation et mise en scène : Ronan Rivière
Avec : Ronan RIvière, Amélie Vignaux
Au piano : Olivier Mazal
Musique : Serge Prokofiev
Lumières : Marc Augustin-Viguier
Décor : Antoine Milian
Durée : 1 h 15
Théâtre du Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris
Du 18 octobre au 10 décembre 2023, du mardi au samedi à 21 heures, dimanche à 17 h 30 (Relâche les 24 novembre et 1er décembre)
De 10 € à 30 €
Réservations : 01 45 44 57 34 ou en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Le Journal d’un fou, mes Bruno Dairou, cie des Perspectives, par Florence Douroux