Serge Merlin crépusculaire et magistral
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Sur le plateau du T.N.P., transformé en arène, se joue la tragédie du roi Lear, sommet étincelant du théâtre et de la littérature, avec dans le rôle-titre un Serge Merlin impressionnant.
Dans une Angleterre de légende, un puissant roi arrivé au bord de sa vie se prend d’un étrange caprice : donner le pouvoir, et donc partager son héritage entre ses trois filles, en vérifiant au passage combien il est aimé… Les conséquences de ce geste seront non seulement dramatiques pour lui puisque, dépouillé de sa majesté, il va se retrouver nu et humilié, mais aussi pour son pays, voué aux appétits féroces et aux luttes de pouvoir. Presque quatre heures de spectacle et un texte fleuve portés à bout de bras par un fou de la scène, Serge Merlin.
Si ce thème est récurrent dans les contes, il est chez Shakespeare brodé de telle sorte que, des siècles plus tard, la tragédie résonne encore et nous emporte et nous enseigne. Car Lear, ici, ne cherche pas seulement la réassurance d’un père, mais agit comme le tyran qu’il a toujours été et veut avant tout s’offrir un grand moment d’éloge public : la demande se fait devant la cour rassemblée, devant les prétendants de ses filles, et exige une réponse immédiate et tout aussi publique.
Une ultime ruse
La lecture de Christian Schiaretti met en scène les codes, l’apparat, le rituel des positionnements qui entourent cette cérémonie, en fait donc un jeu de communication, un exercice de style pour les princesses et enfin une ultime ruse du roi pour manifester au grand jour sa puissance cachée sous l’abnégation, pour mieux l’asseoir (du moins le croit‑il…).
À ce jeu, la plus jeune, Cordelia, refuse de se prêter, déclenchant l’ire paternelle après avoir provoqué la stupéfaction de tous, et d’abord de Lear lui-même. Ce n’est pas tant sa réponse elle-même qui effraie que l’acte de rébellion aux yeux de tous. Et Serge Merlin de tempêter, de gesticuler, de vociférer, frêle silhouette dévoilant sa brutalité, ainsi que son impuissance d’enfant capricieux, de vieillard sénile. Et de poursuivre sa fille préférée de malédictions toutes plus épouvantables les unes que les autres, portant notamment sur l’interdiction de toute descendance, montrant ainsi sa vraie nature tyrannique et s’engouffrant déjà dans l’errance. De rage, il jette au sol sa couronne, et perdant toute prudence, il en offre les morceaux aux deux autres filles, Goneril et Regane.
Intime, politique et cosmique
La mise en scène ainsi que le jeu du comédien révèlent cette tragédie du pouvoir, débusquent la violence cachée derrière le geste d’amour et annoncent dès le début de cette montée en charge les désastres à venir. Le décor, circulaire comme souvent chez Schiaretti, ne sert pas seulement d’arène à l’affrontement des passions, mais prend aussi la dimension cosmique voulue par Shakespeare : les éléments se déchaînent alors, soulignant la réalité contre nature de ce retournement. La terre elle-même convulse et vient tomber des cintres sur le plateau dans un vacarme d’apocalypse. Tableau terrible et magnifique, à l’image de la pièce.
Tous vont abandonner le vieux roi à la rapacité de ses filles ingrates, au vent, à la pluie, au froid, à la furie des éléments. Tous sauf son fou et le comte de Gloucester qui paieront de leur vie leur fidélité, sauf Kent le sage, le courageux, le cœur pur, qui seul s’oppose au roi du temps de sa puissance pour lui faire allégeance lorsqu’il est misérable. À la montée de la violence de Lear dans la première partie répondent dans la seconde la chute et la déchéance, le déferlement des haines.
Tragédie politique, ce Roi Lear est aussi une méditation sur l’aveuglement des hommes, les errements du grand âge, une fable familiale aussi…
Force, présence et justesse
Si Serge Merlin orchestre cette polyphonie, sa présence et la polymorphie de son jeu attirant l’attention comme un aimant, s’il hante le plateau tel un spectre, couvert d’un simplissime vêtement flottant sur son maigre corps, il n’écrase pas les autres pour autant. On sent chez lui, notamment au moment des saluts, une joie presque enfantine, un vrai bonheur d’être dans une telle équipe d’acteurs. Il nous faut donc citer tout d’abord deux grands comédiens : Vincent Winterhalter qui incarne avec subtilité un Kent résolu et lucide et Philippe Duclos en Gloucester qui glisse progressivement de noble courtisan en résistant héroïque, tous deux personnages qui tiennent leur second plan avec force, présence et justesse.
D’une façon générale, on a affaire ici à une vraie troupe d’excellents acteurs dont l’équilibre renforce la réussite du spectacle. C’est d’autant plus important que la scénographie est très chorégraphiée, autre habitude de Schiaretti qui soigne particulièrement les mouvements d’ensemble, les entrées et sorties qui en disent long sur le sens des choses. Car, et c’est à mettre au crédit de la mise en scène comme de la scénographie et de l’interprétation, rien n’est gratuit, ni univoque. Le moindre déplacement comme le plus petit détail parlent, glissent des pistes, murmurent des secrets, révèlent les ombres et les lumières de cette pièce tentaculaire. ¶
Trina Mounier
le Roi Lear, de William Shakespeare
Création T.N.P.
Texte français d’Yves Bonnefoy (1965)
Publié par Mercure de France, éd. 1991
Mise en scène : Christian Schiaretti
Avec : Serge Merlin (Lear, roi de Grande-Bretagne), Pauline Bayle (Cordélia, fille de Lear), Andrew Bennett (le Fou de Lear), Magali Bonat (Régane, fille de Lear), Olivier Borle * (Oswald, intendant de Goneril), Paterne Boungou ** (Curan, courtisan), Clément Carabédian * (le Roi de France, gentilhomme), Philippe Duclos (le Comte de Gloucester), Philippe Dusigne ** (un vieillard, métayer de Gloucester, un médecin), Christophe Maltot (Edgar, fils de Gloucester), Mathieu Petit (le Duc de Bourgogne), Clara Simpson ** (Goneril, fille de Lear), Philippe Sire (le Duc d’Albany, mari de Goneril), Julien Tiphaine * (le Duc de Cornouailles, mari de Régane), Vincent Winterhalter (le Comte de Kent), Marc Zinga (Edmond, le bâtard de Gloucester) et Victor Bratovic, Romain Bressy, Franck Fargier, Lucas Fernandez, Florent Maréchal, Aurélien Métral, Sven Narbonne, Joël Prudent, Loïc Yavorsky (des soldats)
* Comédiens de la troupe du T.N.P.
** Comédiens de la Maison des comédiens
Dramaturgie : Florent Siaud
Scénographie et accessoires : Fanny Gamet d’après une idée de Christian Schiaretti
Costumes : Thibaut Welchlin
Lumières : Julia Grand
Coiffures, maquillages : Romain Marietti
Son : Laurent Dureux
Illustrations sonores : Thierry Seneau
Photos : © Michel Cavalca
Cornistes : Pandora Burrus, Pierre‑Alain Gauthier, Jean‑Philippe Cochenet, Alessandro Viotti
Collaboratrice artistique : Michèle Merlin
Assistante à la mise en scène : Yasmina Remil, élève-assistante de l’Énsatt : Julie Guichard
Stagiaire à la mise en scène : Pauline Picot
Remerciements à Jean‑Michel Daly, Opéra national de Lyon, Opéra national de Paris
Production Théâtre national populaire, coproduction Théâtre de la Ville (Paris), avec la participation du Jeune Théâtre national
Théâtre national populaire • 8, place Lazare‑Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 10 janvier au 15 février 2014 à 19 h 30 sauf les dimanches à 16 heures (Théâtromôme les dimanches 19 janvier et 9 février), relâche lundi et mardi
Durée : 3 h 55 avec entracte
De 8 € à 24 €
Autour du spectacle :
- Carte blanche le samedi 25 janvier au cinéma Le Comoedia, présentation du film de Kurosawa, Ran, par Christian Schiaretti
- Résonance le lundi 3 février à 18 h 30, à l’université Lyon‑II, campus quai Claude‑Bernard : « De la querelle de l’héritage à l’impasse de la transmission, les enjeux de l’intime et du politique dans la folie de Lear » avec René Roussillon, professeur de psychologie et psychopathologie clinique à l’université Lyon‑II, psychanalyste, et Guillaume Caron, agrégé et docteur en philosophie, en présence de Christian Schiaretti
- Rencontre le samedi 8 février à 11 heures au bar du Petit Théâtre autour du spectacle de Christian Schiaretti
Tournée :
- Du 26 au 29 mars 2014 : Manufacture, Nancy
- Du 12 au 28 mai 2014 : Théâtre de la Ville, Paris
- Du 4 au 6 juin 2014 : Bateau‑Feu, Dunkerque