« le Songe de Sonia », de Tatiana Frolova, Sens interdits, les Célestins à Lyon

le Songe de Sonia © Théâtre KnAM, Alexey Blazhin

Toutes les huit secondes, un homme se suicide

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Pour la quatrième édition de Sens interdits, Tatiana Frolova et le Théâtre KnAM reviennent aux Célestins, et ce pour la troisième fois. Ils débordent même en amont et en aval du festival puisqu’ils sont inscrits officiellement dans la programmation du théâtre. Consécration hautement méritée pour cette troupe du bout du monde (Komsomolsk-sur-l’Amour, la ville dont ils sont originaires et qui a été construite par des prisonniers du goulag).

Il n’est évidemment pas neutre de dire qu’ils viennent d’une telle bourgade. D’abord parce que cela légitime (au-delà de la grande qualité de leurs spectacles) leur présence dans Sens interdits. Mais aussi parce que depuis quelques années ils ont choisi d’emprunter une voie très particulière, celle d’un théâtre documentaire, engagé et, par voie de conséquence, exposé. Une guerre personnelle explorait la guerre de Tchétchénie à travers des témoignages de soldats et de familles de soldats, Je suis parlait des défaillances d’une mémoire interdite, celle de femmes atteintes d’Alzheimer à la recherche de souvenirs gommés par l’histoire officielle. Documentaire, donc, mais bel et bien et surtout théâtre.

Le Songe de Sonia renoue avec le répertoire en tirant partiellement son argument du Songe d’un homme ridicule de Dostoïevski. Dans cette courte nouvelle, un homme décide de se tuer. Il se livre alors à une sorte d’interrogation philosophique et métaphysique qui prend source dans un évènement récent qui le hante au moment d’en finir : une petite fille lui a demandé de l’aide, le suppliant de les sauver, sa mère et elle. Ce qu’il a refusé, comme on repousse de la main un insecte, une branche qui nous gêne. Pourquoi, dès lors qu’après sa mort le remords aura disparu, la conscience avec lui, et d’une certaine manière l’enfant aussi, pourquoi donc cette idée vient-elle le déranger, le sortir de la sérénité de son projet initial ?

Une profonde humanité

Sonia n’est pas l’homme ridicule. Elle est sans doute la douce compagne de Raskolnikov, elle est surtout une amie de KnAM, une jeune fille de seize ans qui a tenté de mettre fin à ses jours dans la vraie vie… Cette tentative de suicide a bouleversé toute la troupe du Théâtre KnAM qui, connaissant bien la jeune fille, a beaucoup parlé et surtout beaucoup écouté, essayant de comprendre, recueillant son témoignage en caméra vidéo.

La metteuse en scène tisse les deux histoires et les deux langues, la traduction française de Dostoïevski et le russe que parle Sonia, pour aborder le suicide de façon complètement intime, personnelle, en évitant tout glissement vers le pathos. Mais elle en met en évidence parallèlement les racines profondes qui tiennent au monde qui nous entoure, un monde dont le sens s’efface et où les hommes sont de plus en plus seuls, perdus et errants.

Sur le plateau, trois comédiens, ceux qui font le Théâtre KnAM depuis les origines, Elena Bessanova, Dmitrii Bocharov, Vladimir Dmitriev. Et un jeu de miroirs et images vidéo qui se superposent avec une technicité éblouissante et incroyablement légère, qui permet par exemple de voir en gros plan sur écran le visage du comédien couché au sol, visage qui se dédouble comme s’il se réveillait pour se regarder, pour nous regarder… Ou encore celui d’Elena Bessanova derrière une vitre sur laquelle il pleut et qui tente d’essuyer de sa main cette eau comme elle essuierait ses larmes. Parfois, c’est la simplicité qui l’emporte, ces allumettes grattées, ces gouttes d’eau qui tombent comme d’un robinet mal fermé, énervantes, et qui prendront leur sens à la fin : toutes les huit secondes une goutte tombe, un homme se suicide…

Toutes ces images d’une précision absolue et d’une beauté limpide captent l’incroyable présence de ces comédiens. De là où ils sont, ils viennent nous chercher, nous happer, nous toucher de telle sorte qu’à la fin, au moment des saluts, les spectateurs sonnés tardent à applaudir.

On peut regretter que les surtitrages, trop nombreux et trop longs, ne gênent notre attention. De même que l’inclusion du texte français comme un greffon incommodant. Mais ce ne sont que broutilles qui disparaîtront dès que le spectacle sera mieux rodé.

Au bout du compte, une grande et superbe leçon de théâtre qui nous offre un concentré d’émotion et de beauté, nous laissant remués, sans voix, plus humains. 

Trina Mounier


le Songe de Sonia, de Tatiana Frolova, d’après le Songe d’un homme ridicule de Fedor Dostoïevski

Cie Théâtre KnAM

Création documentaire et mise en scène : Tatiana Frolova, Théâtre KnAM

Avec : Elena Bessanova, Dmitrii Bocharov, Vladimir Dmitriev

Vidéo : Tatiana Frolova

Son : Vladimir Smirnov

Témoignage : Sonia Gromova

Traductions, surtitrage : Bleuenn Isambard

Photo : © Théâtre KnAM, Alexey Blazhin

Production : Théâtre KnAM

Coproduction : les Célestins, Festival Sens interdits

Production déléguée : les Célestins à Lyon

Avec le soutien du gouvernement du territoire de Khabarovsk, du ministère de la Culture de Khabarovsk et de l’O.N.D.A. (Office national de diffusion artistique)

Le Songe de Sonia fera l’ouverture du festival Sens interdits le 20 octobre 2015

Création le 23 mai 2015 à Komsomolsk-sur-l’Amour

Photo : © Théâtre KnAM, Alexey Blazhin

Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon

Tél. 04 72 77 40 00

www.celestins-lyon.org

Du 15 au 23 octobre 2015 et du 3 au 7 novembre 2015

Durée : 1 h 30

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