« Le Suicidé », Nicolaï Erdman, Théâtre National Populaire, Villeurbanne

Le-Suicidé-Nicolaï-Erdman-Jean-Bellorini © Juliette Parisot

Danse de mort et farce macabre

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Jean Bellorini avait déjà abordé « Le Suicidé » à la demande du Berliner Ensemble, avec sa troupe mais dans une langue, l’allemand, qu’il ne maîtrisait pas. Aujourd’hui, il reprend l’ouvrage dans une nouvelle distribution, dans la traduction extrêmement moderne et vigoureuse d’André Markovicz. Une version éblouissante et, bizarrement, joyeuse.

Peu de gens connaissent Nicolaï Erdman, l’auteur de la pièce, pourtant grand intellectuel contemporain de Maiakovski et comme lui esprit libre. Malgré l’immense succès d’une première pièce, Le Suicidé ne verra le jour dans son pays qu’en 1978, peu de temps après sa mort et cinquante ans après son écriture. Entretemps, il aura connu un exil de trois ans en Sibérie dont il sortira à jamais brisé : il signera désormais des scénarios et autres œuvres de moindre importance.

Cette brève biographie permet d’illustrer la perversité d’une dictature capable d’arracher d’un homme ce qui fait sa grandeur. Et de comprendre à quel point il était urgent de lui rendre hommage, aujourd’hui, à travers la mise en scène de cette pièce que Bellorini choisit de sous-titrer « vaudeville soviétique » pour en souligner l’insolence et l’environnement kafkaïen.

Markovicz ressuscite Nicolaï Erdman

Qui est ce « suicidé » ? un vivant avec un nom, Sémione Séminovitch, une épouse avec laquelle il se dispute tant et plus, une raison sociale – il est chômeur – et une réalité extrêmement misérable dans l’environnement typiquement soviétique d’un ensemble d’immeubles communautaires. Ce pauvre homme mourant de faim manque de s’étouffer en avalant en douce le saucisson de foie qu’il a dérobé à son propre foyer.

© Juliette Parisot

Dès lors, s’ensuit une succession de quiproquos : sa femme croit avoir vu Sémione Séminovitch dissimulant un revolver (le saucisson) et appelle à l’aide sa belle-mère et les habitants de l’immeuble pour l’empêcher de mettre en œuvre sa sinistre décision. Lui, plutôt falot, est dans un premier temps tout content de devenir le centre du monde, quoique, avec le temps, tout cela devienne pesant et dangereux. Car tout le monde attend qu’il mettre sa menace à exécution ! Entretemps, il y aura un faux cercueil avec un faux cadavre et tout le monde courra derrière.

Réduit ainsi, le pitch est enlevé. Mais passé à la moulinette d’André Markovicz, le texte devient drôlissime, percutant, terriblement vivant et il souligne d’un trait de plume quelques aberrations : par exemple, il est interdit de se déclarer chômeur, car il n’existe pas de chômage en Russie soviétique, ce qui explique l’intérêt des bureaucrates, responsables d’associations et autres à faire taire ce suicidé bien encombrant. Car « ce qu’un vivant pense, seul un mort peut le dire… ». On est dans l’absurde, comme chez Kafka, Beckett ou Ionesco.

Bellorini l’homme-orchestre

Encore faut-il une mise en scène capable d’orchestrer ce texte qui fait feu de tout bois. Celle de Bellorini est magistrale. Elle utilise tous les ressorts d’un immense plateau qu’il sculpte au gré de ses envies avec, par exemple, une coursive qui le domine et permet des courses poursuites, des passages d’un étage à l’autre. Il se donne aussi le droit de n’en garder que l’avant-scène tout le long d’un banquet inénarrable en hommage au suicidé, lequel s’en passerait bien, une parodie de cène où l’on boit sec et l’on dégoise de même. Chacun dans son rôle, incapable d’une parole authentique, exclusion de toute discussion et même dialogue.

© Juliette Parisot

Bellorini joue avec maestria de la vidéo, mais la caméra, visible, est en elle-même accessoire de théâtre, tenue par les comédiens eux-mêmes pour traquer en gros plan tel ou tel personnage ou pour créer de l’illusion et transposer en 3D ce qui est en train de se dérouler au sol. Le cirque s’invite sur le plateau.

Dans ce spectacle qui s’apparente parfois à une comédie musicale, souvent chorégraphié, la musique a sa part, comme toujours chez ce metteur en scène qui, au moment de la version berlinoise, insufflait le tempo aux comédiens de son piano. Trois musiciens sont donc sur scène, Anthony Caillet aux cuivres, Marion Chiron à l’accordéon et Benoît Prisset aux percussions, pour interpréter la musique de Sébastien Trouvé (ou celle de Radiohead…). Les comédiens s’en mêlent et chantent eux aussi. Tout cela est réellement joyeux. La mort n’empêche pas la gaité. Mais la musique imprime aussi le rythme d’un spectacle qui donne sans arrêt à voir, à entendre et à penser au risque de nous donner un tournis salvateur.

François Deblock, inoubliable dans le rôle-titre

Quant aux acteurs, citons d’abord François Deblock avec sa silhouette longiligne, son air perdu et effaré, magnifique acteur dont la présence incarne cet innocent débordé par son destin qui ne veut plus qu’une chose : vivre encore. Ou encore Jacques Hadjaje en belle-mère, et d’autres encore comme, bien sûr, le grand Marc Plas.

Derrière cette histoire qui court à vive allure et dans tous les sens, reste un débat entre une réalité immanente, cette prégnance du besoin élémentaire – et alimentaire – et le coup de chapeau à ceux qui trouvent encore le courage de sauter par la fenêtre, comme le rappeur Ivan Petunin refusant l’enrôlement dans l’armée russe en Ukraine et comme Boulgakov capable d’écrire à Staline pour demander la grâce de son ami Nicolaï Erdman. Cet entrelac d’époques serre le cœur et donne à ce Suicidé une portée universelle. Du beau, du bon théâtre. 🔴

Trina Mounier


Le Suicidé, de Nicolaï Erdman

Traduction : André Markowicz
La pièce est publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs
Mise en scène : Jean Bellorini
Avec : François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly et la participation de Tatiana Frolova
Cuivres : Anthony Caillet
Accordéon : Marion Chiron
Percussions : Benoît Prisset
Collaboration artistique : Mélodie-Amy Wallet
Scénographie : Véronique Chazal et Jean Bellorini
Lumière : Jean Bellorini, assisté de Mathilde Foltier-Gueydan
Son : Sébastien Trouvé
Costumes : Macha Makeïeff, assistée de Laura Garnier
Coiffure et maquillage : Cécile Kretschmar
Vidéo : Marie Anglade
Construction du décor et confection des costumes : les ateliers du TNP
Remerciements à Macha Zonina et Daredjan Markowicz
Durée : 2 h 15

Théâtre National Populaire • Grand théâtre • Salle Roger-Planchon • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 15 au 17 décembre 2022, puis du 6 au 20 janvier 2023, du mardi au samedi à 20 heures, sauf jeudi à 19 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche le lundi, relâche exceptionnelle mardi 10 janvier
Tarifs : de 12 € à 25 €
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
• Les 27 et 28 janvier, Opéra de Massy
• Du 9 au 18 février, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
• Les 1er et 2 mars, La Coursive – Scène nationale, à La Rochelle
• Le 9 mars, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne
• Du 16 au 18 mars, La Criée – Théâtre national de Marseille
• Les 12 et 13 avril, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production

À découvrir sur Les Trois Coups :
Le Suicidé, par Lena Martinelli
Il Tartuffo, par Trina Mounier
Onéguine, par Trina Mounier

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories