« Antigone in the Amazon », Milo Rau, L’Autre Scène du Grand Avignon Vedène, festival Avignon 2023

Antigone-in-the-Amazon-Milo Rau © Christophe Raynaud de Lage

Jouer du trouble entre réel et irréel pour transformer le monde 

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Quelques années après « La Reprise », le talentueux metteur en scène suisse revient au Festival avec une nouvelle œuvre engagée : « Antigone in the Amazone » (dernier opus de sa Trilogie de l’Antiquité). Cette adaptation contemporaine confronte deux mondes : les peuples autochtones du Brésil défendent leur ancestralité, leur mémoire, un modèle écologiste et équitable, face à des forces conservatrices qui les tuent, face à un système capitaliste qui ravage la Nature. Un spectacle d’une rare intelligence qui crie : « Non, ce n’est pas la fin » de l’humanité !

« Il est bien des monstres mais aucun ne l’est plus que l’Homme […] espèce magnifique, terrible », entame le comédien brésilien Frederico, sur un plateau couvert de terre. Il interprète à la fois son propre rôle, la victime d’un massacre qui s’est réellement produit en Amazonie, et les personnages de Polynice et Antigone, dans la pièce. Sara, l’actrice flamande déjà présente dans La Reprise (qui dénonçait l’homophobie), répète à son tour la phrase de Sophocle et une partie de la tirade. Elle rapporte qu’elle s’est toujours identifiée à Antigone, jeune, mais jouera Créon : il faut bien faire entendre tous les points de vue…

À l’origine de l’histoire, il y a une guerre civile entre deux frères qui s’entretuent. Leur oncle Créon, devenu roi de Thèbes, décide de considérer Polynice comme un ennemi d’état et ne l’enterrera donc pas, contrairement à Étéocle. La justice humaine, temporelle, qu’incarne de Créon, s’oppose aux lois sacrées coutumières qu’invoque Antigone, laquelle désobéit au roi, accomplit le rite funéraire et meurt. C’est cette confrontation passionnante, toujours actuelle, cette dialectique non manichéenne entre la raison (mêlée de mauvaise conscience) et l’idéalisme poussant à la désobéissance civile qu’explore la compagnie du NTGent alliée à des artistes brésiliens (dont Douglas Estevam) et au Mouvement activiste des travailleurs Sans terre (MST).

Antigone sera donc relue à la lumière des événements monstrueux qui se sont déroulés dans l’état de Pará en 1996 : des manifestants pacifiques indigènes réclamant des papiers officiels pour occuper et cultiver leur terre sont abattus par des policiers. Dix-neuf morts et une centaine de blessés. Ces Amérindiens sans terres ni sépultures, massacrés par des « frères », mais résistant encore et toujours, racontent le mythe d’Antigone. La déforestation infinie du « poumon de la planète » aussi. Et c’est ce réel que représente le spectacle.

Comme d’habitude dans le travail de Milo Rau, le dispositif scénique utilise de façon troublante la vidéo. Les films diffusés ont été tournés avec des comédiens amateurs brésiliens et des activistes du MST désireux de jouer cette tragédie « révolutionnaire ». Ils dialoguent véritablement avec les quatre interprètes qui se tiennent devant nous : Frederico Araujo, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie (le prince Hémon) et le musicien Pablo Casella, « chef d’orchestre » de cet ensemble impeccable.

Ainsi, Frederico-Antigone parle-t-il avec une Ismène indigène, immense, projetée sur un écran qui ouvre et approfondit l’espace. Sara-Créon répond au discours de Tirésias en gros plan, interprété dans le film par le philosophe indigène Ailton Krenak. Les acteurs nous expliquent aussi la naissance et l’évolution de ce projet collectif depuis 2019, entre l’Europe et l’Amérique latine, son déroulement sur place durant plusieurs semaines, après le pic de la Covid, l’histoire du Brésil (« 500 ans de colonialisme »).

L’alternance entre commentaire et représentation est constante, équilibrée : la fiction se fait, se défait et perce le réel. Parfois, le même épisode est joué sur scène et dans le film projeté, en décalé, avec les mêmes acteurs ou pas. Ces dédoublements subtiles et vertigineux forcent à mieux « voir ». Le temps fort du spectacle est le massacre traumatisant de 1996, reconstitué dans un film (avec des Militants Sans-Terre, des descendants de victimes et sûrement des policiers de l’époque) et sur le plateau. On ressent dans nos tripes l’effroi, la douleur de ce carnage, tout en vivant la transformation cathartique de l’événement en œuvre d’art. Prodigieux.

D’autres voies sont possibles

Ainsi transportés au cœur de la grandiose Amazonie, meurtrie, combative, fraternelle, ainsi placés face à des visages d’Amérindiens réels, mais aussi face aux corps réels des acteurs, flamands et brésiliens, nous sommes percutés par une fiction exhibée à plusieurs niveaux, qui exauce étrangement une vérité simple. L’humanité, à travers ces peuples premiers qui vivent l’Apocalypse depuis des siècles, est au bord du gouffre. Certes, nous sommes loin en Europe ; nous ne sommes plus des peuples premiers. Inutile de nier les différences (elles sont même soulignées dans la pièce). Pourtant, la mondialisation sauvage qui saccage notre Terre-mère menace tous les « êtres terrestres ».

Antigone-in-the-Amazon-Milo Rau © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Heureusement, le MST, « grand mouvement social au nord du Brésil », « nation dans la nation », donne l’exemple d’un autre modèle. En Europe aussi, des coopératives offrent des perspectives d’un « après-capitalisme », explique le metteur en scène en interview. Il est d’ailleurs lié à ces activistes ayant des impacts concrets depuis longtemps (il a tourné un clip pour dénoncer les pratiques et le discours de Nutella ; il veut créer un réseau alternatif de produits agricoles).

Plus largement, Milo Rau croit au pouvoir de l’art : le tournage de sa reconstitution a d’abord été interdite par les autorités brésiliennes, mais les policiers se sont laissés fléchir par des militantes et ont vécu une expérience inédite en tant que spectateurs, par exemple. C’est de l’intérieur, « en rentrant dans les institutions », comme les festivals (ici à Avignon ou à Vienne où il vient d’être nommé directeur artistique du Wiener Festwochen), qu’on peut instiller des réflexions et proposer des changements de société.

De fait, les choix de l’artiste depuis des années, ses rencontres avec des gens différents (pas tous formatés par les écoles de théâtre occidentales), ses collaborations engagées produisent des œuvres qui modifient le public. Sans démagogie ni bien-pensance. Grâce à une forme redoutable qui sert un propos juste.

Antigone-in-the-Amazon-Milo Rau © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Une Antigone indigène brûlante

Sa tragédie contemporaine met à l’honneur des femmes, des hommes, des LGBT, qui veulent se battre et refusent donc de mourir comme l’héroïne. Leur réalité se trouve harmonieusement intercalée avec les grandes scènes de la tragédie antique : le dialogue entre Ismène et Antigone, le conflit entre Créon et Antigone, la dispute entre le prince Hémon (qui veut sauver son aimée) et son père, l’échange entre Créon et Tirésias, le récit des rites funéraires accomplis par l’actrice indigène Kay Sara lorsqu’elle enterre Oziel Alves (l’un des martyrs du massacre de 96) suivi par son suicide et celui d’Hémon. Le chœur pleure le sang versé, crie aux larmes avec Eurydice et Créon, asserte des vérités (toujours si actuelles) : « La guerre civile est la plus triste des guerres » car les meurtriers et les morts sont « tous du même sang » ; « La démocratie règne mais le fascisme est dans les urnes » ; la nature parle et envoie de multiples signes que nous nions ; « Tout ce que nous désirons dans ce monde est en train de disparaître » ; néanmoins, « chaque jour est une révolution en Amazonie »…

Dans ce spectacle, tout le monde, à un moment, fait partie du chœur : les acteurs des deux continents, dans le film et sur le plateau, les militants brésiliens, les autochtones au bord du fleuve mythique. Au final, tou(te)s les Antigone d’Amazonie et du monde s’unissent pour entonner un chant de deuil et d’espoir rappelant que « chaque grain de terre est lumière ». Cette terre qui nourrit les morts et les vivants. Celle que crée cette pièce si poignante, enracinée dans notre imagination. 🔴

Lorène de Bonnay


Antigone in the Amazon, de Milo Rau

Conception, mise en scène : Milo Rau
Adaptation d’Antigone de Sophocle Avec : Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie
et en video Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) Dramaturgie : Giacomo Bisordi Production : NTGent
Durée : 1 h 50

L’Autre scène du Grand Avignon Vedène • Avenue Pierre de Coubertin • 84270 Vedène
Du 16 au 24 juillet 2023 à 21 h 30
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne

Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
De 10 € à 30 €
Plus d’infos ici

Tournée ici :
• Le 20/10/2023, Teatro Polski Bydgoszcz, en Pologne
• Du 25 au 28 octobre Festival Sens Interdits, Célestins, à Lyon
• Les 11 et 12 novembre, Culturgest Lisboa, au Portugal
• Les 22 et 23 novembre, Centro Cultura Contemporanea Condeduque Madrid, en Espagne
• Le 28 novembre, L’Équinoxe, à Châteauroux
• Du 6 au 9 décembre, La Villette, à Paris
• Du 19 au 22 juin, Théâtre Vidy-Lausanne, en Suisse
• Les 23 et 24 janvier 2024, Thalia Theater Hamburg, en Allemagne

Teaser : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/teaser-d-antigone-in-the-amazon-de-milo-rau-343880 Kay Sara présente le spectacle : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/kay-sara-presente-antigone-in-the-amazon-de-milo-rau-339548 Interview « La matinale » du 18 juillet : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/la-matinale-avec-milo-rau-pour-antigone-in-the-amazon-347303

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Reprise, de Milo Rau, Festival d’Avignon 2018, par Lorène de Bonnay

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