« Le Village des sourds », Léonore Confino, Catherine Schaub, Théâtre Jean Cocteau, Franconville

-Village des sourds - Leonore Confino © Emilie-Brouchon

Chaque mot conte 

Léna Martinelli
Les Trois Coups

Dans un monde en perte de sens, le rôle des mots revêt toute son importance. Avec ce spectacle bilingue en LSF, Léonore Confino prend cette question à bras-le-corps à travers deux figures de résistance : une jeune sourde et muette, ainsi que son grand-père, comme elle, habitant du grand Nord et rebelle. Porté par les excellents Jérôme Kircher et Ariana-Suelen Rivoire, ce conte philosophique résonne fort. Très fort grâce à une mise en scène aussi poétique que le texte.

Juchés sur leur igloo, Youma et Gurven entament le récit de leur village heureux, où la conversation fut longtemps le sport national, où lors de veillées autour de dictionnaire, on pouvait citer 18 synonymes de « joyeux ». C’est dire ! Viggo, décide d’apprendre la langue des signes auprès de son ami Gurven, afin de sortir sa petite-fille du silence. D’abord, il traduit le vocabulaire de première nécessité, puis celui qui « crée du lien et que l’on ne peut pas capturer (l’imaginaire) ». Il devient les oreilles et la voix de Youma.

La tête pleine de mots, mais le corps engagé tout entier dans le dialogue, celle-ci est davantage acceptée par la communauté. Tout va donc presque bien dans le meilleur des mondes ! « Il ne manquait rien pourvu que la forêt prospère et que les poissons mordent à l’hameçon », jusqu’à ce qu’un mystérieux marchand débarque. Chaque dimanche, les habitants se pressent devant son camion noir. Entre les bonbons colorés, la chaudière dernier cri ou la voiture de sport, difficile de résister : désormais, « rien ne suffit plus. Les gens veulent tout ».

Drôle de monnaie !

Puisque l’argent n’existe pas à Okionuk, le vendeur propose de payer en mots, contrat à l’appui, car le deal consiste à ne plus jamais prononcer, ni écrire une liste précise. Ainsi, une chaudière coûte-t-elle 199 mots. Quel trafic ! Le stock semble inépuisable. Seulement, après avoir dilapidé les termes tarabiscotés, désuets, imprononçables, négatifs, les injures, le vocabulaire inutile (comme canicule !), les acheteurs sont réduits à privilégier les chiffres dans des conversations trouées, à consentir plutôt que refuser, bref à devenir mutiques.

Les consommateurs auraient-ils cédé leur âme au diable ? Viggo voit d’un mauvais œil « ces progrès de la bêtise » et sources de discordes. Dans ces conditions, comment s’entendre, communiquer, penser, rêver ? Quelqu’un a même troqué un grille-pain contre le champ lexical du conte (« sirène comprise ») ! Le grand-père ne mâche pas ses mots : « Quand les gens n’ont plus de mots, ils en viennent aux mains ! ». En effet, convoitises des voisins et cambriolages accélèrent l’avènement d’une société sécuritaire. Les récalcitrants se voient subir les pires châtiments, à l’instar de Kioumo qui se révolte après avoir acheté un train électrique voué à la destruction, car il a employé un juron interdit pour exprimer sa joie lorsqu’il l’a reçu. La pénurie de termes et l’appât du gain attisent la violence. Heureusement, Youma trouve sa voie / voix. Surnommée « Loupiote », elle va éclairer les esprits d’Okionuk, lutter contre l’obscurité.

La parole de Léonore : des trésors

Léonore Confino connaît la valeur des mots : « J’ai démarré cette histoire après une longue période d’insomnies, pendant laquelle j’étais tellement fatiguée que je perdais mes mots », confie-t-elle. « Je n’utilisais plus que des mots utiles, du quotidien. Alors, par peur de la pénurie, j’ai commencé à m’écrire une liste secrète de mots poétiques. Cette expérience m’a incitée à écrire sur l’appauvrissement du langage ».

Sa plume est truculente, tout en relief. Au cœur du désert immaculé de l’Arctique, qu’elle décrit avec toutes ces nuances de blanc, l’autrice brasse des questions complexes dans un style limpide : au-delà du pouvoir des mots, il est question de matérialisme, d’uniformisation, de délitement social, de totalitarisme. Elle n’oublie pas les enjeux liés aux territoires autonomes (oralité, rituels, mémoire, identité, mondialisation…).

Le vent de lève

Toute en rondeur, la scénographie évoque le chaud et le froid, le vide et le plein, le vertige de la perte de repères, le piège et le besoin de solidarité. C’est sa fidèle complice, Catherine Schaub, qui met en scène ce conte humaniste. Celle-ci exalte la puissance du récit par de belles idées et des images qui illustrent parfaitement la parabole. Sur la banquise, ça souffle, ça craque, ça crie, ça gronde. Sur la scène, ça palpite de toutes parts.

Dans ces contrées reculées, les humains ne sont pas des ours ! Plutôt que les grognements et le silence, les Productions du Sillon servent le propos avec une distribution à la hauteur : comédienne sourde et muette, Ariana-Suelen Rivoire est pleine de fraîcheur et Jérôme Kircher, d’une grande profondeur. Elle parle et il traduit, tout en racontant aussi sa propre histoire. « Cela a été un long travail pour aboutir à une forme qui soit compréhensible aux entendants comme aux sourds », précise Catherine Schaub. C’est remarquable.

Chorégraphiée, la langue des signes subjugue. Quel expressivité ! Entre tendresse et vivacité, les personnages nous embarquent dans ces contrées polaires. Après leurs larmes de glace, leur joie et l’harmonie retrouvée nous font littéralement fondre. Suite à sa création au Théâtre du Rond-Point et une tournée, on espère que le spectacle va poursuivre longtemps sa route. C’est une pépite.

Léna Martinelli


Le texte est édité chez Actes Sud-Papiers (2023) et réédité dans la collection « Les ateliers d’Actes Sud » car le texte est lauréat du Prix Sony Labou Tansi des lycéens 2024
La pièce est aussi lauréate du Fonds théâtre SACD
Productions du Sillon
Mise en scène : Catherine Schaub
Avec : Jérôme Kircher et Ariana-Suelen Rivoire

Dès 12 ans

Durée : 1 h 15
Spectacle bilingue en LSF

Théâtre Jean Cocteau • 32 bis, rue de la Station • 95130 Franconville-la-Garenne • Tel. : 01 39 32 66 05
Le 31 janvier 2025
De 14 € à 25 €

Tournée ici:
• Les 7 et 8 mars, Théâtre Montdory, à Barentin
• Le 14 mars, Le Majestic scène de Montereau
• Les 16 et 17 mars, Espace Philippe Auguste, à Vernon
• Le 18 mars, Conservatoire d’Issy-les-Moulineaux
• Le 21 mars, Le Reflet, à Vevey (Suisse)
• Du 22 au 24 mars, Équilibre-Nuithonie, à Fribourg (Suisse)
• Le 26 mars, Spectacles Onésiens, à Onex (Suisse)
• Le 29 mars, Centre Culturel Boris Vian, Les Ulis

À découvrir sur Les Trois Coups :
L’Enfant de verre, de Léonore Confino, par Léna Martinelli
Déraisonnable, de Denis Lachaud, mise en scène de Catherine Schaub

Photos : © Émilie Brouchon (sauf la 2e de la mosaïque © Giovanni Cittadini Cesi)

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