Bluffant et assez salutaire…
Par Aurore Krol
Les Trois Coups
« Leaves » (« Feuilles ») est la première pièce d’une toute jeune auteur irlandaise, Lucy Caldwell. Pour ce texte, elle a reçu le George Devine Award, une récompense destinée aux premières œuvres. Entre failles identitaires, fragilité des rapports familiaux et poids des espoirs imposés, elle nous parle d’un sujet tabou : la tentation du suicide chez les adolescents.
L’histoire, construite en trois parties, se déroule à Belfast « après le cessez-le‑feu ». Si cette ville revient comme un leitmotiv et une raison à tous les maux, on se rendra vite compte que la question géopolitique n’est pas l’épicentre de ce qui est en train de se jouer.
On assiste, en premier lieu, à l’attente d’un retour, qui prend la forme d’une parabole détournée, celle de l’enfant prodigue. Lori, l’aînée de la famille, va revenir d’Angleterre où elle poursuivait ses études. Elle va revenir, car, à 19 ans, elle a tenté de mettre fin à ses jours. Pour l’instant les autres membres de la famille l’attendent dans un climat de tension assez savoureusement interprété.
L’entrée en scène de la jeune femme s’effectue donc dans un deuxième temps. Tous les non-dits, tous les espoirs déçus vont alors se concentrer autour d’elle. Si personne n’aborde frontalement son acte, la confiance considérée comme trahie rend l’amertume latente.
Enfin, on assiste à un flash-back trois mois auparavant, le jour du départ de Lori vers l’Angleterre. Une dernière partie extrêmement brève dont l’atmosphère joyeuse est remplie des espoirs de la mère et du père. Des espoirs que l’œil averti du spectateur ne peut que percevoir comme un fardeau gênant.
La justesse est sans doute le mot qui qualifie le mieux Leaves. Justesse des mots d’abord, puisqu’on est au plus proche de l’écorchure adolescente, des tabous, des espoirs refoulés et projetés sur autrui, du poids écrasant que les parents peuvent imposer à leurs enfants.
Justesse de ton également, un ton qui laisse de la place à la candeur et à l’humour malgré la gravité du propos. Justesse des points de vue, enfin, car personne n’est particulièrement stigmatisé dans cette cellule familiale, bien que chaque portrait soit assez incisif. La mère, maladroite, oscille entre hystérie et mièvrerie. Le père, d’apparence peu impliqué, participe le moins possible aux conversations ; les deux plus jeunes filles ont du mal à trouver leur place dans cette situation bouleversée.
Et Lucy Caldwell réussit, à 23 ans, le coup de maître d’une pièce exemplaire sans être didactique, d’une pièce elliptique qui multiplie les points de vue. Au lieu de choisir l’analyse psychologique hâtive, elle s’attarde sur des tranches de vie, lors d’un repas ou du retour de l’école. Lors de ces points culminants de confrontation, quand il faut appréhender la présence de l’autre.
La question « qu’est‑ce qu’on a raté » revient sans cesse, à la fois éculée et vide, mais obsédante. Le suicide est comme un affront à ce microcosme qu’est la famille. Chacun essaye de trouver des raisons à un acte qui dépasse toutes les volontés de compréhension. Et aucune réponse ne parvient à convaincre…
Mélanie Leray met en scène Lori comme la caméra d’une Sofia Coppola ou d’un Gus Van Sant a pu le faire dans des films tels Virgin Suicides ou Elephant. Elle magnifie et sacralise cette jeune fille pâle, à la chevelure défaite, les larmes aux yeux, en tunique blanche de coton. Elle en fait un archétype de la souffrance entre deux âges. Une musique mélancolique renforce cette ambiance sacralisée et fragile comme du cristal.
Les deux autres sœurs tranchent avec cette vision, tant dans leur apparence que dans leur attitude. Toutes trois sont cependant des ados à qui on ne la conte plus, des ados au regard aiguisé, à la parole impulsive et profonde. Des ados aux reparties à vif, aux envies d’absolu, aux réactions pour la beauté du geste. Une barrière invisible et indicible s’établit néanmoins entre les deux plus jeunes et Lori, figure de présente-absente.
Barrière soulignée également par le décor : la pièce principale est entourée de portes vitrées avec vue sur le jardin ; la chambre de Lori est une mezzanine sans murs. L’isolement physique semble impossible quand il est si évident d’un point de vue psychologique. Ainsi, tous se voient mais sans réussir à se dire, à s’admettre ou à s’avouer.
Insidieusement, la cellule familiale devient cellule carcérale. Insidieusement, une sorte d’absurdité irréversible s’établit. Mais des instants de grâce s’édifient également comme autant d’instantanés lumineux.
Ce que je viens de voir m’a enchantée sans retenue. Je viens d’assister à une pièce sur le suicide chez les jeunes, et j’ai ri, réfléchi et sans doute vécu une expérience cathartique. J’ai été touchée par cette vision d’une situation extrêmement complexe, évoquée ici avec un humour grinçant et une beauté pudique. Les cinq comédiens, par leur jeu réaliste aux saveurs de quotidien, m’ont entraînée dans leur fraîcheur et leur énergie, m’ont émue et fait vibrer. Une heure et cinquante minutes de plongée dans un univers assez désespéré, mais néanmoins salutaire. ¶
Aurore Krol
Leaves (Feuilles), de Lucy Caldwell
Traduction : Séverine Magois
Mise en scène : Mélanie Leray
Scénographie et vidéo : David Bersanetti
Adaptation du texte : Mélanie Leray
Avec : David Jeanne Comello, Valérie Schwarcz, Léopoldine Serre, Louise Szpindel et Maud Wyler
Création musicale : Stéphane Fromentin
Chant : Julie Seiller
Voix de la petite fille : Yona Richard‑Reynolds
Lumière : Ronan Cabon, assisté de Ludovic Morel
Costumes : Laure Mahéo
Son : Manu Léonard
Régie vidéo : Jérémy Duverneuil
Assistants : Mickaël Gaspar, puis Cécil Cora
Conctruction décors : Bruno Nicolle (les ateliers Proscénium), Florence Audebert et l’équipe du T.N.B.
Stagiaire plateau et décors : Olivier Borde
Stagiaire costume : Annabelle Cartallas
Production : Théâtre des Lucioles
Coproduction : Théâtre national de Bretagne
Avec le soutien de l’espace des Arts de Chalon‑sur‑Saône
Avec l’aide à la création du Centre national du théâtre
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre national
Remerciements : Artemio Benki, Pierre Maillet, Pascale Breton, Luna, Edward Chary, Chantal Gabiache, Wilhem Mastagli, Philippe Chauvin, Jo Egan, l’équipe administrative du Théâtre des Lucioles
Avec l’aide de toute l’équipe du T.N.B.
Pièce traduite avec le soutien de la Maison Antoine‑Vitez
Texte édité aux éditions Théâtrales (septembre 2008, collection « Scènes étrangères »
La pièce Leaves (Feuilles) de Lucy Caldwell est représentée dans les pays de langue française par l’agence Drama-Suzanne Sarquier (24, rue Feydeau • 75002 Paris dramaparis@dramaparis.com) en accord avec Sarah McNair de Alan Brodie Representation à Londres
Théâtre national de Bretagne, salle Serreau • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31 ou www.t-n-b.fr
Du 26 février au 13 mars 2009 à 20 heures, relâche dimanche et lundi
Durée : 1 h 50
23 € | 17 € | 12 € | 8 €