Aux anges, citoyen·nes !
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Le « festival pas pareil » a rendu un hommage vibrant aux formes populaires chères aux arts de la rue. Mais, sous la houlette de sa nouvelle directrice, Nadège Prugnard, il a aussi osé miser sur des voix d’ailleurs, des écritures plus littéraires et des débats. Une programmation essentielle et courageuse qui n’a rien cédé à une pluie tenace.
Du Molière qui dépote, de la danse collective, une fanfare qui dépoussière les codes du genre, un cascadeur froussard, des ourses en quête de beauté, des valises fraternelles… Durant quatre jours, cent représentations ont investi la ville de Villeurbanne. Résolument populaires, les Invites font partie de ces rares festivals entièrement gratuits. Aux rennes de cette nouvelle édition, Nadège Prugnard a su, avec son équipe des Ateliers Frappaz, puiser dans les traditions des arts de la rue tout en insufflant une énergie résolument militante et engagée. Décloisonnement et parité toute !
Obsédée textuelle
Punk à texte, haut-parleuse et ferrailleuse poétique, cette autrice et metteuse en scène a toujours rué dans les brancards du théâtre. On l’a souvent vu brandir un verbe révolté et lyrique. Son écriture, solidement campée dans le réel, se nourrit d’enquêtes dans les bars, dans la jungle de Calais, auprès des femmes de 68 ou puisent dans la culture portugaise paternelle… À la tête du Cnarep de Villeurbanne depuis janvier 2024, Nadège Prugnard a choisi de défendre une approche ancrée dans l’actualité et le combat politique : « Il faut redire la nécessité de la liberté d’expression, de fédérer les populations, de donner de la place à tous et toutes, de parler de problématiques actuelles ».
Une partie du festival a ainsi célébré les racines profondes des arts de la rue. On a pu savourer la veine gouailleuse de compagnies historiques comme Le Phun. Les Contes Refaits ont installé leur faux studio de télé au beau milieu du parking d’un supermarché du quartier Gratte-Ciel. Les journalistes Marlène et Simon enquêtent au cœur du périurbain pour partir à la rencontre du Petit Boulet que ses parents désargentés voudraient bien abandonner. Le gamin à perfecto, accro au petit caillou blanc issu de la saccarine, rencontre le petit chaperon rouge qui trime chez Queen Burger. Dans cette fugue burlesque, de nombreux contes savoureusement modernisés s’entremêlent pour décrier l’ogre capitaliste. On aime follement ce théâtre de bric et de broc, vieille bagnole et perruques mal ajustées, qui privilégie un jeu mené tambour battant, en complicité avec le public.
Un Shakespeare ébouriffant
Dans le même esprit tapageur et humoristique, on découvre avec plaisir la nouvelle création du collectif du Prélude. Leur adaptation de la Tempête entérine leur style : costumes et perruques cheap, ruptures de jeu, adresses au public et faux ratages mis au service d’un texte classique. Des clins d’œil appuyés à notre actualité politique shakespearienne où les riches fomentent des trahisons, se gavent avec vulgarité de champagne jusqu’à se saborder (à la manière du film Sans filtre ou du Naufrage de Kumulus) emportent l’adhésion des spectateurs. On se moque hardiment des « puissants insolents de ce monde et de leur indignité ». Leur jeu comique énergique investit une scénographie plutôt imposante à base de ventilos qu’on aimerait encore plus décoiffants.
Signe manifeste d’une volonté de valoriser les formes immersives, participatives et fortement politisées, la programmation fait la part belle aux spectacles qui oscillent entre manif et manifeste. Le Pédé du collectif Jeanine Machine, Ce que la vie signifie pour moi des Chiennes nationales (voir nos précédents compte-rendus des festivals de 2023), les Tentative(s) de Résistance de la compagnie Bouche à Bouche cultivent une même volonté gaiement combattive. Le premier déroule sur le bitume une captivante et exaltante frise chronologique qui retrace les grandes étapes des luttes LGBT+. Le second repose aussi sur une efficace mise en action collective : les corps y font la révolution de manière aussi pédagogique que radieuse.
Fabuleux projet que de réactiver les textes forts de Jack London, dont une pertinente lettre au président : un brûlot ultra pertinent en ces temps politiques mouvementés ! Le dernier, porté par la pétroleuse Marie-Do Fréval, ressuscite ou crée des figures militantes qui mettent les pieds dans le plat du jeunisme, du fascisme, de la bien-pensance bourgeoise. L’autrice présentait par ailleurs des extraits de son roman-théâtre La Merdeuse, qui farfouille dans notre époque brune et nos in(te)stins.
No Border
Si le théâtre de rue est à la fête, des propositions de danse exigeantes et désaliénantes (Zora Snake, La Méandre, Accrorap…), tout comme des concerts éclectiques (Ana Tijoux, Makoto San, Christian Olivier…) sont aussi venus enjailler la ville, dans le même esprit de fraternité et de citoyenneté. Les arts de la rue, c’est ça avant tout : la possibilité de faire corps social, de sentir du commun, de faire tomber les barrières et les frontières, comme dans la belle proposition de Kamchátka où des personnages à valises se font le miroir de nos errances. Et si on célébrait l’empathie ?
La programmation, internationale, invitait cette année le Cameroun, le Congo, Madagascar, le Chili… Les autrices béninoises, surtout, ont tenu le haut du pavé. Un espace pro a en effet permis de découvrir la ténacité de voix d’ailleurs qui osent questionner la place des femmes au sein de sociétés très patriarcales. Les Poupées noires, de Cécile Avouglankou, luttent pour la reconnaissance et la transmission de l’identité noire, défendent les cheveux « broussailles, chiendent, feuillage », face à des inspecteurs de l’Éducation Nationale humiliants.
Le dispositif « textes en rue » a permis de fertiles attelages entre autrices et metteuses en scène comme Nathalie Hounvo Yekpe et Gabriela Alarcon Fuentes qui interrogeaient crûment, dans Course aux noces, les injonctions au mariage, le poids des rumeurs et de la honte : « À quoi sert un chien sans propriétaire ? ».
Le souci du texte, notamment des écritures contemporaines, semble être la signature de ce festival : « Je souhaite participer à faire augmenter la compétence littéraire en espace public, soutenir la révolution de la parole », affirme Nadège Prugnard. « Comptoirs des vivants » programmait ainsi des auteurs et artistes issus de la salle ou de la performance comme Guy Alloucherie, qui a proposé une lecture errante et sensible sur le transfuge de classe, ou Lara Guéret qui témoignait de son enfance sur un voilier, dans une urgence de la parole « comme on retourne une chaussette, pour expliquer le dedans ».
Dalila Boitaud Mazaudier, de la Cie Uz et Coutumes, s’est quant à elle plongée dans les écritures francophones. Dans Une femme sur un mur, on s’est laissé soulever par sa manière de porter le puissant texte de colère de la libanaise Valérie Cachard. Adresse violente chargée de fumigènes sur scénographie zadiste. Beau geste insurrectionnel !
« Poésie contre barbarie »
On le comprend vite, on le pressentait, la nouvelle directrice a défendu toutes ses envies et convictions. Quand le spectacle est nécessaire, elle n’hésite pas à le sortir des cénacles feutrés et à le livrer à la rue. Programmer un auteur et comédien palestinien fait partie de ces actes téméraires : And here I am, d’Ahmed Tobasi, a déployé son récit au pied des immeubles. Cet ancien réfugié du camp cisjordanien de Jénine, devenu directeur du Freedom Théâtre, nous offre, à travers une narration humble, coup de poing, un parcours à la gloire du théâtre comme arme de construction massive.
Otomo de Manuel et sa Pinky Panda crew sont invités, quant à eux, à coller un sérieux uppercut dans les assignations à l’identité de genre avec Keep on walk, and walk walk the speakers. Sur scène, au micro, trois personnages se jouent des codes sociaux sur l’intime, la sexualité, le costume, le positionnement politique et l’autofiction. Leur performance nous offre une fugue, une broderie, qui use de talons hauts, du nu, des lunettes et des chaussettes comme possibles évasions de soi. Chaque corps renouvelle le texte et nous ouvre de nouvelles possibilités d’habiter singulièrement le monde.
Autre moment de réinvention de soi sidérante, Transfiguration, la fameuse performance d’Olivier de Sagazan était présentée en nocturne et en plein air. Comment traduire cette incroyable visitation de l’histoire de l’art, cette maïeutique intime qui propose d’aller creuser toujours plus profond derrière ? Comme Glenn Gould murmurant au-dessus de son piano, le plasticien dialogue littéralement avec lui-même et sa matière – argile, paille et peinture – pour « comprendre ce que ça veut dire ».
Il convoque la puissance de l’eau, du feu, de l’animal, du féminin pour nourrir cette fabuleuse traversée où il ne cesse de mourir et renaître à lui-même. Disparitions, réapparitions, fantômes et masques nous bouleversent, viennent fourrager dans nos tripes. Magie noire stupéfiante !
Un ancrage fort dans son temps
Emportée par de multiples propositions profondément ancrées dans les remuements du temps (à noter, nombre d’artistes incitent au vote au cœur-même ou à la fin du spectacle) et une pensée féministe, cette édition a aussi su nourrir les réflexions sur l’art. Débats et tables rondes entre professionnels ou tout public ont permis d’explorer l’histoire des arts de la rue, la place et l’inventivité des femmes dans l’espace public, les enjeux de la liberté d’expression…
Et, joie, ces initiatives ne resteront pas éphémères : les Ateliers Frappaz gardent trace des échanges grâce au formidable travail radiophonique d’Antoine Chao, bientôt en rediffusion et le lancement d’un nouveau journal, Les Cracheurs de feu, orchestré par Mathieu Perez. Voilà de quoi alimenter les enjeux et la visibilité de formes artistiques qui ont beaucoup souffert des restrictions des libertés dans l’espace public.
Le dernier soir, alors que le festival a essuyé plusieurs jours d’orages diluviens qui n’ont découragé ni artistes, ni spectateurs, une accalmie miraculeuse a salué la proposition la plus rassembleuse et populaire : Place des anges de la compagnie Gratte Ciel. Les yeux rivés au ciel, une foule nombreuse est venue savourer les courses poursuites de gracieuses figures ailées, entre le sommet de l’imposante mairie et le bâtiment du légendaire TNP. Quelle paix et quelle béatitude de partager un même ravissement enfantin sous le long déluge de plumes blanches ! Tard dans la nuit, on en retrouvait des brassées sur les marches de diverses stations de métro du centre de Lyon. Preuve que le spectacle vivant laisse des traces, bien au-delà du lieu et du moment ! 🔴
Stéphanie Ruffier
Les Contes refaits, de la cie Le Phun
Site de la compagnie
Écriture et mise en jeu : Phéraille
Avec : Sachernka Anacassis, Guillaume Langou, Nathalie Pagnac
Tournée :
• Du 10 au 14 juillet, à Chalon dans la Rue, Chalon-sur-Saône
Tempête, du collectif Prélude
Site de la compagnie
Adaptation et réécriture collectivedu du texte de Shakespeare
Mise en rue : Maxime Coudour
Avec : Sophie Anselme, Maxime Coudour, Fanny Imber, Jean-Benoit Terral, Claire Marx et Martin Verschaeve
Tournée ici :
• Les 6 et 7 juillet, Les Zaccros de ma rue, à Nevers (58)
• Semaine du 19 juillet, à Annonay (07)
• Du 14 au 17 août, festival international des arts de la rue Éclat, à Aurillac (15)
• Les 30 et 31 août, festival Les Rias, Pays de Quimperlé (29)
• Les 13 et 14 septembre, à Port de Bouc (13)
• Du 27 au 29 septembre, Festival Regards sur Rue, à la Seyne-sur-Mer (83)
• La semaine du 14 octobre, à Briançon (05)
Une femme sur un mur, de la cie Uz et Coutumes
Site de la compagnie
Texte : Valérie Cachard
Avec : Dalilà Boitaud-Mazaudier, Cyril Dillard, François Rascalou, Isabelle Loubère, Jean-Marie Songy, Claudia Noëlla Shimwa, Christophe Lafargue « Garniouze », Marie-Leïla Sekri, Vincent Mazaudier, Wilda Philippe
And here I am, du Freedom Theatre
Site de la compagnie
Texte : Hassan Abdulrazzak, d’après le récit de la vie de l’interprète
Mise en scène : Zoé Lafferty
Avec : Ahmed Tobasi
Transfiguration, d’Olivier de Sagazan
Place des anges, de la cie Gratte Ciel
Les Invites de Villeurbanne • Les Ateliers Frappaz • 69100 Villeurbanne
Du 17 au 33 juin 2024
Spectacles gratuits dans l’espace public
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Ce que la vie signifie pour moi, par les Chiennes Nationales, par Stéphanie Ruffier
☛ Le Pédé, de Jeanine Machine, par Stéphanie Ruffier
Photos :
• Une : « Place des Anges », Cie Gratte-Ciel © A. Boissot Ville de Villeurbanne
• Mosaïque 1 : « Tempête », Cie Le Prélude © Jean-Michel Coubart © Joseph Banderet
• Mosaïque 2 : « Kamchatka », Cie Kamchatka © Jean-Michel Coubart © A. Boissot ville de Villeurbanne