Sommes-nous des « marchands » qui « vendons notre temps » ?
Par Lison Crapanzano
Les Trois Coups
La Cie Louis-Brouillard réussit un coup de maître avec « les Marchands ». En effet, elle parvient à captiver les spectateurs pendant près de deux heures avec le monologue d’une voix off. Quant aux comédiens, ils deviennent mimes dans une quarantaine de tableaux qui se déroulent sous nos yeux. Il s’agit d’un spectacle pour lequel l’auteur a pensé le texte et la mise en scène de concert.
Le premier tableau met en scène deux femmes assises à une table, que seule une petite lampe éclaire. Une voix commence alors le récit : « La voix que vous entendez en ce moment, c’est ma voix. […] C’est moi que vous voyez là, voilà c’est moi qui me lève, c’est moi qui vais parler… […] J’étais son amie à elle, elle que vous voyez là, assise à côté de moi ». Cette narratrice est le personnage témoin qui assume entièrement le texte. Et c’est par sa subjectivité que l’histoire nous est racontée en voix off, parfois en direct. Employée dans l’usine Norscilor, elle sacrifie son dos enserré dans un corset et, métaphoriquement, sa vie, dans cette usine d’armement qui risque de fermer suite à une explosion. Plus que sa propre histoire, elle nous raconte celle de son « amie » au chômage, histoire qui se généralise avec des personnages représentatifs du monde du travail dans une société qui érige le travail en valeur suprême. Ce dernier est alors décliné à travers les relations complexes qu’il entretient avec la vie et avec la mort.
Cette voix off qui s’adresse à nous et qui constitue le seul texte de la pièce rend la prestation déconcertante les premiers instants. On a même l’impression que le jeu scénique des interprètes ne fait qu’illustrer ce monologue. À quoi bon ? Pourquoi ce redoublement ? En fait, le jeu des acteurs se différencie progressivement des actions narrées par la voix off, mettant en cause ipso facto les affirmations de cette dernière. Dès lors, on comprend pourquoi la voix off est aussi nette et posée. Il s’agit d’interroger la candeur – voire la naïveté – de cette narratrice, qui raconte de la même voix monocorde des évènements anodins ou des évènements tragiques – comme le récit d’un infanticide. Son exposé est la projection d’une femme sur les vicissitudes qu’elle vit réellement ou qu’elle vit par procuration, ce qui nous engage à nous questionner sur la notion de réalité et de vérité. À cet égard, saluons la performance d’Agnès Berthon, qui incarne de façon saisissante cette narratrice au corps entravé et désarticulé. Et les personnages – les comédiens – qui jouent son histoire au fur et à mesure qu’elle nous la raconte sont semblables à des pantins. Ils sont portés par cette voix off, même s’ils s’en distinguent parfois, comme s’ils étaient les pions de cet immense échiquier théâtral. L’interprétation des acteurs réside donc dans des mimes et des mimiques expressives, dans un jeu souvent mécanique. Leurs mouvements saccadés sont à l’image des rouages du monde du travail et, peut-être aussi, à l’image des tâches machinales effectuées par les travailleurs.
De fait, la pièce est sombre par son thème. La mise en scène dépouillée dépeint parfaitement cette ambiance générale avec des lumières tamisées et des jeux de contre-jour. En outre, nous découvrons une autre utilisation des lumières lors des tableaux représentant le travail à la chaîne : seules les mains des ouvriers sont éclairées – ces mains devenues simples instruments de travail –, pour mieux dénoncer la déshumanisation. Ces scènes sont remarquablement restituées par un fond sonore composé de sirènes et de bruits de chaînes en marche. D’ailleurs, il est à noter que la bande-son a un rôle à part entière. On passe ainsi de la chanson populaire Pour elle de Richard Cocciante aux cordes envoûtantes des violoncelles du Thème de Camille de Georges Delerue. Cette hétérogénéité met en exergue la tentation du divertissement pour atténuer et tenter d’oublier la souffrance. Et le volume sonore varie sans cesse, nous obligeant à rester alertes, nous qui sommes en compagnie de ces « marchands » le temps du spectacle, nous qui les croisons également dans notre vie. À moins que nous ne soyons nous-mêmes des « marchands » qui « vendons notre temps ».
Un spectacle original, donc, dans lequel chacun des tableaux est ciselé avec précision, et dans lequel je me suis plongée avec bonheur comme une (grande) enfant à qui l’on racontait une histoire. Mais cette histoire est une fable tragique et amère, où plane un certain mystère. Les spectateurs peuvent donc la (dé)construire tout au long du spectacle, et même au-delà. ¶
Lison Crapanzano
les Marchands, de Joël Pommerat
Texte publié chez Actes Sud-Papiers
Cie Louis-Brouillard • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75018 Paris
01 46 07 33 89
Mise en scène : Joël Pommerat
Avec : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Éric Forterre, Murielle Martinelli, Ruth Olaizola, Jean‑Claude Perrin, Marie Piemontese
Scénographie et lumière : Éric Soyer
Réalisation scénographique et accessoires : Thomas Ramon
Costumes : Isabelle Deffin
Implantation sonore et réalisation de l’écriture sonore : François Leymarie
Recherche sonore et régie son : Grégoire Leymarie
Régie plateau : Emmanuel Abate
Régie plateau : Pierre‑Yves Leborgne, Mathieu Mironnet
Assistanat à la lumière et à la régie lumière : Jean‑Gabriel Valot
Machiniste-électro : Céline Foucault
Photo : © Élisabeth Carecchio
Théâtre national populaire au Studio 24 • 24, rue Émile-Decorps • 69100 Villeurbanne
Réservations : 04 78 03 30 30 ou www.tnp-villeurbanne.com
Du 4 au 8 novembre 2009 à 20 heures, dimanche à 16 heures
Durée : 1 h 50
23 € | 18 € | 13 €
Conversation avec Joël Pommerat et Jean‑Pierre Jourdain (directeur artistique du T.N.P.), autour des Marchands et de Je tremble (1 et 2) samedi 7 novembre 2009 de 16 heures à 18 heures à la bibliothèque municipale de la Part-Dieu, à Lyon