« Les Personnages de la pensée », Valère Novarina, Théâtre National Populaire, Villeurbanne

Les mots font les fous

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Le nom de Valère Novarina opère comme un aimant ou un repoussoir. Ce peintre, écrivain, metteur en scène est réputé pour sa maîtrise de la langue. Mais la virtuosité de ce  jongleur de mots est telle qu’on a parfois du mal à le suivre, avec ses excès, ses éclairs de génie, son humour aussi. « Les Personnages de la pensée » en est l’illustration parfaite et ce dernier ingrédient y est particulièrement piquant.

Disons-le tout de suite. Les trois heures et demie font peur. À juste titre, car le spectacle n’est pas exempt de longueurs. Et que la durée, sans personnages ni intrigue à quoi se raccrocher, peut vite devenir interminable. Et pourtant, une fois qu’on a accepté de se laisser emporter par une langue sublimement belle, qu’on a rangé au placard son esprit cartésien ennemi du flou, du bizarre, de toute poésie, on peut prendre son parti de ce handicap. Car, une fois dépassée cette peur de l’ennui symptomatique de notre époque pressée, on découvre l’univers joyeux, hurluberlu, farcesque, insolent et drôle de Novarina.

© Tuong Vi Nguyen

Avançons un peu sur le cœur de cette pièce. Que se cache-t-il derrière ces Personnages de la pensée qui s’expriment par rébus, charades, sans vraiment échanger, qui déroulent un discours décousu comme un tapis qui vous échappe ? Sans doute une mise en garde contre une société de la communication où l’on ne se parle plus, où les mots sont vidés de leur sens au profit d’éléments de langage.

Quelques passages taillent en pièces cette illusion dangereuse, car Novarina n’aime rien tant que tourner en ridicule les travers de notre société. C’est ainsi qu’il épingle nos politiques, scientifiques et intellectuels patentés dont les discours empreints de dignité vaniteuse et surfaite dissimulent mal une vacuité insondable. Ou que, s’interrogeant sur l’écriture inclusive, il ose prendre pour cible la bien-pensance d’aujourd’hui et propose de créer un neutre en u bien reconnaissable pour remplacer les suffixes de genre. S’ensuit une liste croquignolesque des termes aussi transformables qu’inaudibles.

Dieu est l’anagramme de vide

Cependant, on aurait tort de prendre cette avalanche de mots sans suite apparente pour fortuite, insensée, simple bruissement de syllabes et de sons. Le discours de Novarina affirme des convictions, notamment politiques, élève l’ironie au rang d’arme meurtrière et ses personnages en allégories. Dénués de noms propres, ses Personnages de la pensée s’appellent en effet Jean Mangetout, L’Acteur Fuyant Autrui, Le Déséquilibriste, L’Écrituriste, L’Infini Romancier, Le Vivant Malgré Lui, La Parole Portant Une Planche, etc. Ils sont ainsi réduits à ce qu’ils font, ou à une idée, une abstraction. Soit l’exact inverse.

© Tuong Vi Nguyen

Donc, pas réellement de personnage, pas d’intrigue, pas d’histoire. Que reste-t-il donc ? Qu’est-ce qui nous retient de partir, car on perd souvent le fil ? D’abord, Novarina fait preuve d’une incontestable maîtrise du plateau : il s’y passe tout le temps quelque chose d’incroyable, de décalé, de drôle. Et cela va vite, très vite : pour faire poésie, les mots doivent s’échapper, se cogner, s’entrechoquer au point qu’on ne reconnaît plus leur identité propre.

Pour cela, le metteur en scène poète fait confiance à des acteurs virtuoses dont le jeu s’apparente à une performance. Ainsi Sylvain Levitte débite à toute allure son monologue, ne s’arrêtant qu’épuisé, mort, au sol bras écartés. Ils sont dix à se croiser, se parler sans qu’on comprenne ce qu’ils se disent vraiment, à occuper l’espace, rentrer dans des cadres, regarder le monde au téléscope, toutes actions symboliques et sans lien avec une quelconque intrigue, des sentiments, habituels ingrédients du théâtre.

Enfin, pendant que ces personnages, ces acteurs, se livrent à des manœuvres d’équilibristes de la langue, de grandes toiles qui entourent la scène se remplissent de couleurs, de dessins, histoire de nous rappeler que Novarina est aussi peintre. Ces prestations picturales sont loin d’avoir la force de son verbe, mais on garde en tête l’insolence, la fantaisie, la folie, tout ce qui, chez Novarina, fait théâtre. 🔴

Trina Mounier


Les Personnages de la pensée, de Valère Novarina

Les textes de Valère Novarina sont publiés aux éditions P.O.L.
Cie de l’Union des Contraires
Écriture, peinture et mise en scène de Valère Novarina 
Avec : Valentine Catzéflis, Aurélien Fayet, Manuel Le Lièvre, Sylvain Levitte, Liza Alegria Ndikita, Claire Sermonne, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, René Turquois, Valérie Vinci et les musiciens Mathias Lévy et Christian Paccoud
Dramaturgie : Pascal Omhovère avec Adélaïde Pralon et Isabelle Babin
Direction des chœurs : Armelle Dumoulin
Collaboration artistique : Céline Schaeffer
Ouvrier du drame : Richard Pierre
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumière : Joël Hourbeigt
Musique : Christian Paccoud
Costumes et maquillages : Charlotte Villermet

Théâtre National Populaire • Grand théâtre • salle Roger Planchon • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 23 au 27 janvier, du mardi au samedi à 19 h 30
Durée estimée : 3 h 30 (entracte compris)
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
• Le 30 janvier, Maison des Arts du Léman, à Thonon-Les-Bains

Spectacle vu à La Colline, Théâtre national

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