Être une fille libérée, tu sais, c’est pas si facile
Laura Plas
Les Trois Coups
Il faut parfois se libérer de ce(ux) que l’on aime. C’est la leçon d’un conte, porté par de nombreuses trouvailles visuelles : « Les Petites Bêtes ». Reste justement à Delphine Théodore, son autrice, à s’émanciper de références fortes pour trouver sa voix. On la perçoit déjà.
Si on vous dit : c’est l’histoire d’une petite fille dont la grand-mère malade vit par-delà une forêt dangereuse peuplée de loups « immondes » », vous penserez sans doute au Petit Chaperon rouge. Gagné. De fait, les Petites Bêtes est une réécriture de ce conte. On a glosé et re-glosé sur ce matériau : le rouge lié au sang des menstruations, le loup comme figure du désir… On a vu encore dans les trois figures féminines, les âges de la vie, faisant de la grand-mère un loup qui refuse de voir la jeune garde prendre sa place… Il y a bien tout cela dans la pièce.
Voici donc trois générations de filles. Jadis, la grand-mère fut victime d’un homme : le loup était dans la bergerie. Par-là, le conte s’épanouit dans le sillage de #MeToo et fait écho aux passionnantes réflexions que développe Lucile Novat dans l’essai De Grandes Dents. La mère, héritière des femmes de Barbe-Bleue est dévorée par la culpabilité d’avoir surpris l’inacceptable violence par le trou d’une serrure. Éternellement soumise, éternelle enfant, elle vit dans l’ombre de la grand-mère blessée, mais surtout blessante. Quant à la Petite, l’héroïne de la pièce, comme la Cendrillon de Joël Pommerat, par amour pour cette mère humiliée, elle refuse de grandir jusqu’à s’infliger des tortures.
Noir, c’est noir, il y a désormais de l’espoir
Pas très gai. C’est justement ce qui fait la force des contes. Les Petites doivent affronter les forêts profondes pour revenir à la lumière. Selon nous, d’ailleurs, c’est quand la pièce affronte la noirceur qu’elle se déploie vraiment. Bien qu’un peu décevante au début, la scénographie laisse en effet place à des métamorphoses intéressantes. Ainsi, la forêt gagne le plateau et nous enserre. La neige tombe sur un cimetière avant qu’il ne reverdisse. Il y a parfois une surenchère d’effets mais aussi de beaux moments. On cesse en tout cas les va-et-vient maladroits entre narration et noirs. Tout le monde ne bénéficie pas des moyens de la cie Louis Brouillard. On n’est plus alors gênés par les silhouettes des régisseurs, le bruit des objets, les lumières de leurs lampes…
On admire alors la cohérence de la trame de l’écriture dans cette histoire de manteau / chaperon coupé, puis ensanglanté. À de nombreuses reprises, on est saisi par la joliesse d’une image, la force d’une idée. On peut enfin se concentrer sur le jeu toujours impeccable de Claire Aveline, et souvent touchant de naïveté de ses comparses : Amandine Deswanes et Louise Legendre.
On aimerait donc que Delphine Théodore finisse, comme sa petite héroïne, par s’émanciper de figures créatrices tutélaires qui fragilisent sa création, et au premier rang, de Joël Pommerat. Image de début, fragments d’histoires, style de narration en portent effectivement la marque. On se réjouit alors quand la voix off (pourtant très bien portée par Mathieu Almaric) laisse place à celle du loup et devient plus originale.
Gloire au loup ?
Car, même si on est un peu gêné par la survalorisation de la figure masculine (un loup de rêve jouant à la fois le rôle de l’objet refoulé du désir et de conseiller), en opposition à des figures maternelles assez mortifères, ce loup ouvre d’autres chemins, plus buissonniers. Et puis, il donne une forme d’audace au conte, dans une époque marquée en art par la valorisation des liens entre femmes, la désignation des loups à la vindicte.
Globalement, l’un des mérites de la pièce est, selon nous, de développer une réflexion sur le lien entre amour et étouffement. Comme on tue une plante à trop l’arroser, on peut étouffer ceux qu’on aime dans l’étreinte. Sur cette question, Delphine Théodore trouve sa voix. On a hâte de l’entendre à nouveau, affirmée aussi clairement que le « non » émancipateur de sa protagoniste.
Laura Plas
Les Petites Bêtes, de Delphine Théodore
La Compagnie du Berceau
Texte et mise en scène : Delphine Théodore
Avec : Claire Aveline, Amandine Dewasmes, Louise Legendre
Durée : 1 h 40
Dès 14 ans
Théâtre 13 • 30, rue du Chevaleret • 75013 Paris
Du 8 au 24 janvier 2025 (relâches les dimanches à 20 heures et le 18 janvier aussi à 18 heures
De 8 € à 19 €
Réservations : 01 45 88 82 22 ou en ligne
Tournée :
• Les 29 et 30 janvier, Grand-R scène nationale de La Roche-sur-Yon
Photos : © Anne-Cécile Pistenon