Amours vénéneuses
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Foisonnant printemps de création à l’Opéra de Lyon avec l’ouverture de son festival Les Jardins délicieux. À l’affiche, le livret et la partition d’une œuvre trop peu connue, créée en 1918, du compositeur autrichien Franz Schreker, « les Stigmatisés ». Aux commandes de cet opéra, le directeur musical Alejo Pérez et le metteur en scène David Bösch.
Inspirés d’une abondante documentation sur la ville de Gênes au xvie siècle, les Stigmatisés ont une intrigue fort simple. Alviano, noble fortuné, mais laid et difforme, a fait construire sur une île un lieu dédié à la beauté des arts et de la nature : l’Élysée. Par crainte de tout anéantir, il ne s’y rend jamais. Tamare, en revanche, un jeune aristocrate débauché, le fréquente d’autant plus assidûment avec ses amis qu’il a transformé ce palais idéal en temple d’orgies où il retient séquestrées des jeunes filles enlevées à l’insu d’Alviano. Fille du podestat de Gênes, Carlotta, artiste peintre en rupture avec son milieu bourgeois, fait la rencontre d’Alviano dont elle bouleverse la vie. Bien qu’atteinte d’une maladie cardiaque qu’elle dissimule, elle déclare son amour à Alviano, mais cède aux avances de Tamare. Tous trois connaîtront un destin fatal.
Dans la version scénique proposée aujourd’hui, pas de reconstitution historique. Alviano ressemble à un esthète d’un film de Visconti. Tamare aurait sa place parmi les mafieux du Gomorra de Roberto Saviano. Carlotta, en rebelle déprimée, semble sortie d’un scénario de Godard. Et c’est là que la mise en scène de David Bösch, tout imprégnée d’écriture cinématographique, séduit. Malgré le recours à une vidéo parfois trop illustrative, il parvient, en osmose avec une musique où dominent les fondus enchaînés et le recitar parlando, à construire en quatre plans larges tous les composants narratifs de l’opéra. S’appuyant sur la structure classique et tragique du livret (exposition de l’ouverture, succession des situations dramatiques, dénouement catastrophique), il réunit l’ensemble des éléments nécessaires à la lecture du sens profond de la partition de Franz Schreker.
Premier plan large, celui de l’ouverture est un moment de cinéma. On assiste à un générique de film. Les fluides nappes sonores hérissées d’accents inquiétants créent une atmosphère de thriller. Titre de l’opéra en lettres blanches souillées de sang. Cascade d’avis de recherche des femmes et des enfants victimes d’un rapt. L’introduction du spectacle est juste et redoutable. La lutte à mort entre la pureté des idéaux et l’immoralité de l’assouvissement des instincts est engagée.
Tension extrême de solitudes
Deuxième plan large. Dans le désordre alcoolisé d’une fin de banquet orgiaque se succèdent en six séquences nerveuses les rencontres entre Alviano, Tamare et Carlotta. Chaque personnage, constamment isolé par un éclairage en poursuite, semble escorté par une caméra à l’épaule. Tension extrême de solitudes n’arrivant pas à converger. Déplacements incessants révélateurs de désarrois dévastateurs.
Troisième plan large. Le plateau montre un vaste entrepôt dans lequel Tamare et ses complices stockent drogue et argent pour financer leurs bacchanales. Il convainc un de ses alliés d’empêcher la donation de l’Élysée par Alviano à la ville et avoue sa passion pour Carlotta. Puis le temps d’une transition musicale, l’entrepôt devient l’atelier d’artiste où Carlotta et Alviano se rejoignent. Les poursuites sont toujours à l’œuvre maintenant les amoureux dans les limites infranchissables de leurs désirs.
Quatrième et dernier plan large et à nouveau en deux temps distincts. Accouru sur son île pour retrouver Carlotta, Alviano découvre qu’elle a cédé à Tamare. Une foule hystérique et manipulée l’acclame. Incapable de faire respecter son projet d’une île en hommage à la beauté, il décide de pénétrer dans la grotte souterraine où se déroulent les débauches. Il y trouve les victimes des enlèvements et Carlotta. Son rêve s’effondre…
Cette création de l’Opéra de Lyon est une saisissante réussite. Sous la direction d’Alejo Pérez, la musique agit de bout en bout comme un puissant agent dramatique. Délicatement poétique ou sournoisement suspendue, tragiquement absurde ou sensuellement émouvante, elle fait rayonner le tuilage subtil de la composition. À la mise en scène, David Bösch brille à transposer à notre époque le contenu toujours actuel du conflit entre l’envie insatiable de satisfaire les pulsions primaires et la soif inextinguible de valeurs idéales. Scrutées avec un regard aiguisé, les situations théâtrales exposent insolemment les malaises profonds de notre civilisation.
Fascinante distribution
En outre, les Stigmatisés bénéficient d’une fascinante distribution dans les rôles principaux. Charles Workman (Alviano), comme la Bête du conte universel mais avec une fin tragique, ébranle par la détresse intense de son interprétation physique et vocale. Incapable de se libérer du sortilège de son amour pour Carlotta et prisonnier de son déni de sexualité, il trouble magnifiquement. Magdalena Anna Hofmann (Carlotta), sorte de Belle de la Bête mais au destin terrible, envoûte par la modernité de son jeu. Corps et voix indissolublement liés donnent vie à une créature déconcertante prête à tous les excès au nom de sa liberté. Simon Neal (Tamare) emballe par son aisance vocale et physique. Beau gosse arrogant, roué impitoyable, il use jusqu’à l’extrême de son inaltérable volonté de puissance.
Une dernière remarque, et c’est d’importance pour le spectateur : pas une seule seconde d’ennui pendant les trois heures trente que durent les Stigmatisés. ¶
Michel Dieuaide
Les Stigmatisés, opéra en trois actes de Franz Schreker, livret du compositeur
Direction musicale : Alejo Pérez
Mise en scène : David Bösch
Collaboration à la mise en scène : Barbara Horáková
Avec : Charles Workman (Alviano), Magdalena Anna Hofmann (Carlotta), Simon Neal (Tamare), Markus Marquardt (Duc Adorno / le Capitaine de justice), Michael Eder (Podestà Nardi), Aline Kostrewa (Martuccia), Jan Petryka (Pietro / un jeune homme), Jeff Martin (Guidobald), Robert Wörle (Menaldo), Falko Hönisch (Michelotto), James Martin (Gonsalvo), Piotr Micinski (Julian), Stephen Owen (Paolo), Caroline MacPhie (jeune fille), Marie Cognard (Ginevra Scotti), Didier Roussel (Sénateur), Kwang Soun‑kim (Sénateur / serviteur), Paolo Stupenengo (Sénateur), Celia Roussel Barber (alto), Karine Motyka (Mère), Alain Sobieski (Père), Sharona Applebaum, Joanna Curelaru (servantes), Hidefumi Narita (ténor solo)
Décors et costumes : Falko Herold
Lumières : Michael Bauer
Chef des chœurs : Philip White
Orchestre, chœurs et studio de l’Opéra de Lyon
Assistant à la direction musicale : Wolfgang Wengenroth
Assistant à la mise en scène : Benjamin David
Chef de chant : Futaba Oki
Régisseuses : Charlotte Goupille-Lebret, Clothilde Lenfant
Les équipes techniques de l’Opéra de Lyon
Photo : © Stofleth
Production : Opéra de Lyon
Opéra de Lyon • place de la Comédie • 69001 Lyon
04 69 85 54 54
Site : www.opera-lyon.com
Courriel : billetterie@opera-lyon.com
Les 13, 17, 20, 22, 26 et 28 mars 2015 à 20 heures
Durée : 3 h 30
Tarifs : de 10 € à 64 €