« Les Tondues », des Arts Oseurs, Scènes du Jura, à Lons-le-Saunier

« Les Tondues » des Arts Oseurs © Jean-Pierre Estournet

Réparer les sur-vivantes

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Les tondues, une histoire ancienne ? La bouleversante déambulation théâtrale menée par Périne Faivre réhabilite ces femmes humiliées sur la place publique. Un remarquable acte de réparation au cœur de la cité.

On s’en souvient un peu. C’était il y a longtemps. À la Libération, une phase d’épuration née de l’indignation et de la rancœur populaires avait conduit à la tonte de vingt-mille femmes fragilisées économiquement par la guerre, collabos ou amoureuses. Leur crime ? Une fréquentation plus ou moins intime de l’ennemi. Offertes en pâture à la vindicte, elles furent exhibées, promenées en « carnaval moche », littéralement données en spectacle dans des lieux symboliques.

Fascinée par le théâtre qui s’immisce dans les interstices de la ville, Périne Faivre cherche à livrer dans la rue une parole qui déplace corps et esprit. Son précédant spectacle, Livret de famille, une adaptation du roman de Magyd Cherfi, traitait des origines, de l’identité et du transfuge de classe. Une traversée symbolique menait le public des zones périphériques défavorisés vers les beaux quartiers.

Un passé qui ne passe pas

Dans Les Tondues, chaque spectateur reçoit d’abord une lettre de couleur différente. Puis la fiction s’installe avec l’arrivée de trois comédiens ; ils construisent à vue la personnalité, le passé et le costume de leur personnage. Il y a Marc Lheureux, qui découvre la témérité en partant à la recherche du passé obscur de sa famille. Puis Mado, pétulante octogénaire, tout juste échappée de sa maison de retraite pour retrouver son amie d’enfance, Lili. Enfin Marie Têtu, femme libérée qui ne s’en laisse pas compter ; elle s’est vu confier par sa défunte grand-mère la mission de tagger un monument aux morts. Tous trois portent « un passé qui ne passe pas», selon la formule de l’historien Henry Rousso.

Trois histoires, trois quêtes, trois chemins différents : nous ne vivons pas tous le même spectacle. La séparation de la masse des spectateurs semble faire écho aux dissensions au sein du peuple français, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Comme Marie, Mado et Marc, on ne cesse de réajuster son point de vue. Des visions parcellaires d’histoires familiales et de petits arrangements mémoriels émergent. Le spectacle interroge alors sa matière : pourquoi revivifier cette expérience douloureuse ?

« Les Tondues » des Arts Oseurs © Noémie Pierre
« Les Tondues » des Arts Oseurs © Noémie Pierre

L’écrivain Sony Labou Tansi écrivait : «L’acteur est la seule occasion qui nous reste de donner la chair de poule aux choses et à l’idée. »Ici, la fiction des descendants résonne avec les témoignages d’archives et les documents prennent vie sous nos yeux, littéralement. Un grand soin est ainsi apporté au choix des lieux. À Lons-le-Saunier, on passe d’une courette intimiste, pavée et couverte de lierre, à une imposante esplanade où se déploient des silhouettes géantes. Les récits oscillent entre intimité et fresque publique. En amont, la compagnie Les Arts Oseurs a en effet disséminé sur les murs de la ville des femmes sans traits distincts, blanchâtres fantômes venus hanter les rues. Quelle idée simple et forte que ces présences aussi anonymes que familières !

Pulsion scopique

La procession fait monter une pulsion scopique assez effrayante : va-t-on assister au choc esthétique de la tonte, comme chez Rodrigo Garcia ? Alejandro Jodorowsky définit l’acte psychomagique comme un moyen de «donner un coup de pied affectueux au cul de la réalité. Cet élan que tu te donnes, surprenant, le fait sortir de l’inertie et le met à danser. » Oui, tout dans Les Tondues y renvoie. On s’y meut et s’émeut.

La réussite de cette déambulation tient aussi à sa polyphonie. Les voix puissantes des quatre comédiens, tous exceptionnels dans leur partition, se mêlent à celles des archives et aux doutes que la metteuse en scène ne craint pas de confier. Toutes se réunissent dans un vibrant hommage aux femmes trop vivantes, trop remuantes, hors normes, désobéissantes, avorteuses, sorcières, empoisonneuses.

Au-delà d’un consensuel «femmes, je vous aime », cet hommage nourri des apports intellectuels de Virginie Despentes et de l’historien Fabrice Virgili, ose brandir l’étendard de la lutte des classes. Il nous fait percevoir que cette humiliation, comme réappropriation violente du corps des femmes et de l’espace public, constitue un terrifiant écho de l’avilissement de tous les hommes pauvres, chair à canon, ouvriers exploités…

Héraut, ce spectacle immensément sensible sait cependant se taire et inviter à communier simplement par la présence et la musique – piano lancinant de Renaud Grémillon et lamento révolté de Murielle Holtz. Rouvrant des blessures, mais altruiste de bout en bout, il nous aide à penser et panser. 

Stéphanie Ruffier


Les Tondues, des Arts Oseurs

Le texte de Périne Faivre sera édité en 2019 chez Deuxième époque

Mise en scène, écriture et conception : Périne Faivre

Scénographie et musique : Renaud Grémillon

Avec : Marie Van Den Broek, Jules Poulain-Plissonneau, Murielle Holtz, Périne Faivre, Renaud Grémillon

Installation plastique : Sophia Burns

Costumes : Karine Trélon

Régie technique : Clarice Flocon-Cholet

Durée : entre 1 h 30 et 2 heures

À partir de 12 ans

Scènes du Jura • 4, rue Jean Jaurès • 39000 Lons-le-Saunier

Jeudi 23 et vendredi 24 mai à 20 heures

De 11 € à 17 €


Tournée :

La Laverie à Saint-Etienne a consacré une semaine d’événements autour du spectacle en mai.

Le 8 juin, au Festival Furies à Châlons-en-Champagne (51)

Les 15 et 16 juin au festival Rues et Cies à Epinal (88)

Du 9 au 21 juillet 2019 au festival Villeneuve en Scène à Villeneuve-lez-Avignon (84)

Les 14 et 15 septembre au festival Festin de Pierre à Saint-Jean de Vedas (34)

Les 21 et 22 septembre au Temps Fort du CNAREP Quelquep’arts à Annonay (07)

Les 28 et 29 septembre au Théâtre de Laval (53)

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