Le texte en majesté
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
C’est devenu un rite. À chaque retour du festival des Nuits de Fourvière, Gwenaël Morin propose une excursion dans les textes fondateurs de notre culture.
Celui qui, étranger à la ville, se serait promené sur l’une des collines de Lyon au petit matin, avant le lever du soleil, en ce samedi 29 juillet, aurait été étonné d’apercevoir des grappes humaines munies de coussins et de couvertures, convergeant vers un lieu que rien ne signalait a priori à sa curiosité. Où se dirigeaient-elles ainsi ? À quelle cérémonie, à quelle fête ? Elles se rendaient au théâtre pour entendre et voir trois grandes tragédies antiques…
Cette année, Gwenaël Morin a multiplié les défis, les contraintes, les « obstacles » : le public n’est pas convié dans les ruines du théâtre antique, au milieu des pierres chargées d’histoire, mais sur un parking de ville jouxtant la salle du Point du jour – un lieu particulièrement inconfortable (une vingtaine de chaises en plastique pour 250 spectateurs). On fait la queue pour entrer mais beaucoup s’assoient par terre. De plus, les trois pièces ne sont pas les plus connues : les Exilées d’Eschyle, la Mort d’Héraclès de Sophocle et Iphigénie chez les Taures d’Euripide renvoient à des épisodes mythologiques moins souvent cités et étudiés, sans doute moins marquants. Et pourtant !
Alors, qu’est-ce qui fait courir ainsi ce public de fidèles, qui jamais ne manquerait cette expérience unique offerte par Gwenaël Morin et sa troupe du Point du jour, du Théâtre Permanent ? Que cherchent-il là qui n’existe guère ailleurs ?
Les tragiques revisités éclairent notre présent
Tout d’abord, les textes sont magnifiquement traduits par Irène Bonnaud. Ils sont rendus accessibles et lumineux par cette helléniste de haut vol, rigoureuse, pointilleuse, exigeante sur le sens et sur la langue, qui est également metteuse en scène (on lui doit quelques grandes réussites). Grâce à elle, on voit se développer une pensée, s’entrechoquer des dialogues, chatoyer une poésie oubliée. Considérés comme des textes secondaires, sa plume leur confère une acuité brûlante.
Les femmes des Exilées, qui demandant asile, pleurent et supplient car elles viennent de terres où le viol et la violence sont un cauchemar quotidien, frappent particulièrement. Elles ne retourneront pas là-bas, quitte à en mourir. Comme elles sonnent à nos oreilles, ces paroles terribles devenues d’un coup si familières. La pièce raconte avec poésie la mer déchaînée, si prompte à dévorer les pauvres hommes, à effrayer les vivants embarqués pour tenter de survivre… Combien pitoyables et draconiennes sont les conditions d’accueil des réfugiés, mises à disposition par des politiques paralysés par la peur de l’invasion. Que l’humanité est prévisible ! Comme l’histoire se répète ! Nous sommes invariablement démunis et peu préparés, face à ces situations qui reviennent en boucle.
Cette pièce d’Eschyle est sans doute la plus puissante des trois. D’abord, en raison de ce thème si dramatiquement actuel. Ensuite, elle est jouée dans la pénombre, à peine éclairée par le réverbère municipal, et cette obscurité réelle renvoie à la noirceur du propos. Le chœur féminin est également porté par une immense comédienne, Magali Bonat, dont la silhouette longiligne arpente le plateau avec détermination. Son jeu montre de la fragilité et de la force, du courage et du désespoir, un mélange de conviction et de patiente. Véritable courroie d’entraînement pour ses sœurs, le personnage s’impose comme la ligne rouge qui traverse les trois pièces, la figure de proue du navire où sont embarquées ces femmes du peuple, innombrables, inconnues, innommées… Enfin, le spectacle est le plus cohérent des trois sur le plan de la mise en scène. En effet, ces Exilées sont comme un pur objet tragique, un diamant, alors que l’alliage est moins pur dans la Mort d’Héraklès ou Iphigénie : une forme grotesque un peu saugrenue apparaît et s’amplifie, pour une raison qui reste opaque.
La voix, instrument du comédien
Néanmoins, la double prestation de Laurent Ziserman dans les rôles antagonistes d’Héraclès et de Déjanire (l’épouse par la main de laquelle passera le destin meurtrier), est époustouflante. Difficile de reconnaître le comédien dans le rôle féminin, non qu’il le contrefasse de quelque manière, mais tout son art consiste à modifier sa gestuelle, sa tenue et surtout sa voix, si différente dans son timbre et ses intonations. Quant au corps à corps final avec son fils, messager interprété par François Gorrissen, il tient à la fois du duel à mort et de l’ultime baiser – une image puissante et bouleversante.
Oui, Gwenaël Morin aime les textes. Il aurait tendance à n’aimer qu’eux… et les acteurs qui les disent et les portent, bien sûr. La plus grande qualité de ce metteur en scène, ce à quoi on le reconnaît sans risque de se tromper, c’est son exigence concernant la diction. Tout au long de ces quatre heures de représentation, qui fourmillent de milliers de phrases, aucun ne trébuche. Les mots sortent d’eux comme s’ils ne faisaient qu’un. Le moindre murmure parvient au spectateur le plus lointain. Le travail sur la voix est ici la base même du travail sur le texte.
Dans la précédente édition, au milieu des ruines, Gwenaël Morin avait utilisé le seul décor naturel. Cette fois-ci, sans doute le béton du parking lui a-t-il semblé trop brutal et trop froid pour évoquer l’Acropole. Alors il en a construit une avec des palettes de bois entassées en un savant désordre. Ce matériau suggère le déséquilibre et la difficulté, et permet l’ascension ou le repli. C’est efficace et beau aussi. Qu’importe, donc, si les spectateurs doivent subir quelques épreuves pour avoir droit de cité dans ce théâtre du dépouillement. Ces Tragédies de juillet ne font aucune concession à la mode, pas davantage aux merveilles (aux « facilités ») que permet la technique : aucune régie d’ailleurs ni de costumes, des spectacles confidentiels, à peine annoncés, des rôles attribués aux acteurs par tirage au sort. Pourtant les spectateurs sont là, assis par terre, religieusement. ¶
Trina Mounier
Les Tragédies de juillet, Eschyle, Sophocle, Euripide, Gwenaël Morin
Traduction : Irène Bonnaud et Malika Bastin-Hammou pour Iphigénie chez les Taures
Mise en scène : Gwenaël Morin
Avec la troupe du Théâtre du Point du jour
Dans Les Exilées de Eschyle : Gael Baron, Laurent Ziserman
Dans La mort d’Héraclès de Sophocle : Gaël Baron, Laurent Ziserman, François Gorrissen
Dans Iphigénie chez les Taures d’Euripide : Barbara Jung, Gael Baron, Ulysse Pujo
Sur les trois pièces :
Choryphée : Magali Bonat
Chœur de femmes : Clothilde Aubert, Laure Barida, Jessica Deniaud, Cécilia Galléa, Florence Girardon, Nicole Mersey, Nina Orengia, Carmel Petit, Elsa Rocher, Judith Rutkowski, Margot Segreto, Maud Vandenbergue
Chœur d’hommes : Emile Bailly, Jean-Charles Baravian, Michael Comte, Lucas Delesvaux, Théo Elia, François Gorrissen, Jules Guittier, Victor Hollebecq, Amine Kidia, Arthur Colombet, Antoine Mazauric, Julien Michel, Ulysse Pujo, Clément Séguier-Faucher.
Théâtre du Point du jour • 7, rue des Aqueducs • 69005 Lyon
Du 7 juillet au 23 juillet, chacune des trois tragédies est présentée le vendredi, samedi et dimanche à 20 heures – Intégrale le 29 juillet à 5 heures du matin sur le parking du théâtre
Durée : 4 heures
Entrée libre
Photo © Pierre Grosbois
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