Le retour d’Orphée
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
« L’Espèce humaine » orchestré par Mathieu Coblentz clôt un cycle Duras de haute volée. Si l’on connaît mal cet artiste, c’est parce qu’il est souvent caché dans des distributions, celles de Bellorini notamment, auxquelles il prête son immense talent de scénographe. Cependant, on a déjà vu de lui Fahrenheit 451. Au vu de l’incontestable réussite de « l’Espèce humaine », il est grand temps d’aller à sa rencontre, d’autant plus que, de tous les livres-témoignages écrits par des rescapés des camps, celui-ci est sans doute le plus grand.
Cela fait plusieurs années que Mathieu Coblentz travaillait sur ce projet. Aussi le choc a-t-il été rude de recevoir en avril dernier le refus des ayants droit de Robert Antelme : inacceptable, pour eux, de retrouver sur un plateau ce dernier aux côtés de Marguerite Duras. La romancière avait, il faut en convenir, émis des réserves sur l’authenticité du livre écrit par le résistant survivant de Dachau qu’elle avait pourtant contribué à ramener à la vie à son retour. Or, le spectacle qui porte le titre donné par Antelme reposait sur trois paroles, celles de Marguerite Duras, de Dionys Mascolo et de Robert Antelme. Ainsi privé du témoin principal, il risquait de se retrouver déséquilibré. Pire, il perdait son sens, l’idée magnifique qui irrigue le roman : celle d’une espèce humaine unique incluant tous les hommes sans distinction de hiérarchie, de races ou autres catégories, y compris coupables et innocents, bourreaux et victimes.
Si le metteur en scène a comblé le déséquilibre en insérant un passage de L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman, il n’en demeure pas moins un certain flottement pour ceux qui connaissent un peu cette page d’histoire et sont là pour L’Espèce humaine. L’écrivain russe évoque en effet Treblinka, point d’orgue du plan d’extermination nazi, lorsqu’Antelme décrit l’essai de déshumanisation des déportés à Dachau.
Penser l’inimaginable, encore et toujours
Cette réserve faite, le travail de Mathieu Coblentz est en tous points remarquable. La scénographie verticale, en paliers, isole chacun des personnages, Robert, Dionys et Marguerite, dans un espace clos, pointant son insondable solitude. L’appartement de Marguerite, haut dans les cintres, est doté d’un plancher qui s’incline au fur et à mesure, mettant l’actrice en déséquilibre et, au moins en apparence, en danger.
Il est vrai que veiller au retour de Robert Antelme est une expérience épuisante, effrayante : Ecce homo réduit à son essence irréductible, 38 kilos tout compris. François Mitterand (Morland de son nom de résistant) avait prévenu Duras : il n’en a plus que pour trois jours. Ainsi, se pose la question : pourquoi un homme vit-il ? Et plus profondément : Qu’est-ce qui fait un homme ?
Mais parallèlement cette architecture qui révèle à la fois l’obligation du secret, la douleur, l’inquiétude, tous les vecteurs de solitude, crée ainsi un jeu de questions-réponses de l’un à l’autre. Ils ne se voient pas, ne se parlent pas, mais leurs préoccupations, leurs regards, loin de se succéder, se complètent, voire creusent des vides, comme une sorte d’écoute. Le déroulement du retour à la vie d’Antelme fait exister ce temps nécessaire à tout dialogue. Chaque période est précédée et suivie d’extraits du Requiem de Mozart joués au plateau par Vianney Ledieu et Jo Zengma, chantés de manière solaire par Camille Voitellier, celle-là même qui incarne Marguerite Duras, mise en son par Simon Denis. Comme des respirations. Tous les comédiens sont saisissants.
Si le texte d’Antelme n’a pu entrer dans ce travail nécessaire sur la mémoire et le deuil, sur l’horreur et sur l’humain qui y prend part, L’espèce humaine que signe Mathieu Coblentz trouve une dimension philosophique et théâtrale. Il nous aide à penser les camps d’hier et, malheureusement, ceux d’aujourd’hui. 🔴
Trina Mounier
L’Espèce humaine ou L’Inimaginable, d’après la Douleur, de Marguerite Duras, Autour d’un effort de mémoire, de Dionys Mascolo et l’Enfer, de Treblinka de Vassili Grossman
Le texte de Dionys Mascolo Autour d’un effort de mémoire est publié aux éditions Maurice Nadeau
Le texte de Marguerite Duras la Douleur est publié chez P.O.L.
Le texte de Vassili Grossman l’Enfer de Treblinka est publié aux éditions Arthaud
Théâtre amer
Mise en scène et scénographie : Mathieu Coblentz
Avec : Mathieu Alexandre, Florent Chapellière, Vianney Ledieu, Camille Voitellier, Jo Zeugma
Dramaturgie : Marion Canelas
Collaboration artistique et scénographie : Vincent Lefèvre
Manipulation en scène : Pascal Gallepe
Lumière : Victor Arancio
Son : Simon Denis
Construction du décor et confection des costumes : les ateliers du TNP
Construction de la voiture : Philippe Gauliard
Durée : 1 h 20
Théâtre National Populaire • 8 place Lazare-Goujon • 9100 Villeurbanne
Du 13 au 28 janvier 2023, du mardi au samedi à 20 h 30, sauf jeudi à 20 heures, dimanche à 16 heures, relâche le lundi
Petit théâtre, salle Jean-Bouise
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne
Tournée :
• Du 1er au 5 février, Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val de Marne (94)
• Le 10 février, Théâtre de Chevilly-Larue (94)
• Les 1er et 2 mars, Théâtre de Cornouailles, CDN de Quimper (02)
• Le 9 mars, Le Canal, théâtre du Redon (02)
• Le 23 mars, Centre culturel Jacques Duhamel, à Vitré (35)
• Le 20 avril, Espace Marcel Carné Saint Michel sur Orge (91)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ La Douleur, de Marguerite Duras, par Trina Mounier