« Fanny », de Rébecca Déraspe, Théâtre Ouvert, à Paris

Fanny-Rébecca-Déraspe © Joseph-Banderet

Fanny n’a pas la forme

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Un texte presque boulevardier, une forme convenue qui ne permet pas aux comédiens d’échapper aux caricatures. « Fanny » démontre qu’on ne fait pas forcément du bon théâtre autour de questions passionnantes. Dommage pour ses trois interprètes.

Pas de trace de pastis, d’accent du midi. Fanny ne doit rien à Pagnol. Elle est l’œuvre de Rébecca Déraspe, autrice québécoise dont on avait d’ailleurs beaucoup aimé Ceux qui se sont évaporés ». Son personnage éponyme vient de souffler cinquante bougies radieuses. Mais débarque une jeune féministe et la voici entraînée dans un maelström de concepts (« intersectionnalité », « non binarité », « polyamour » …) et d’interrogations. De quoi semer la pagaille dans sa tête et dans son entourage.

Sur le programme, c’est alléchant. On a envie d’aimer, d’autant qu’écrire un grand rôle pour une actrice de plus de cinquante ans est un beau (trop rare) geste. Mais si on n’est pas chez Pagnol, on n’est pas non plus ici chez Ibsen ou Elfriede Jelinek. Pas de réel trouble, pas le temps de penser la fissure. Le rythme est endiablé, les évènements s’enchaînent sans grande vraisemblance, jusqu’à un happy end des plus conventionnels : « Les uns se marièrent, et l’autre eut un enfant ». Simplement les cartons de baptêmes et de mariage sont distribués de manière un petit peu inattendue. C’est un peu comme si Rébecca Déraspe balbutiait un mot d’excuse : « Ne vous inquiétez pas, on est féministe et on gueule beaucoup dans la pièce, mais cela ne signifie pas qu’on ait peur de l’amour ou du mariage. Ne vous effrayez pas, on parle de sujets un peu complexes (potentiellement déstabilisants pour certains ?), mais vous amuserez comme de petits fous ».

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas dans cet article de conspuer la comédie en soi… Mais on conviendra, avec Molière, que c’est une étrange entreprise de faire rire les (honnêtes) gens, et on ajoutera que c’est aussi une épineuse entreprise. Or, ici, Fanny est, dès les premières scènes, décrite à gros traits : comiquement fébrile, égoïstement altruiste, immensément intrusive. Même la « poésie », devenue la forme d’expression de Fanny, est plate.

Le rôle a été écrit pour Gisèle Torterolo, mais Rémy Barché la fait verser souvent dans l’outrance. Et elle n’est pas la seule : les jeunes gens qui lui ouvrent les yeux à l’université sont réduits à quelques phrases qui, sorties d’un contexte discursif, prêtent à rire. Alice, la jeune pensionnaire, passe d’une caricature de féministe à celle de guimauve amoureuse. Et voici que, paradoxal résultat, tous les concepts exposés semblent arriver comme des cheveux sur le soap.

« Parce que tu te trouves nuancée en ce moment ? »

Finalement, de qui, de quoi rit-on dans la salle ? La question vaut d’être posée quand on parle de vrais sujets de société. Et ce rire a-t-il d’autre vertu que le divertissement ? Sous la cascade de bons mots, de situations cocasses, de rebondissements, a-t-on vraiment l’occasion d’être remués d’une quelconque manière ? Même l’évocation du féminicide de l’École polytechnique de Montréal (en 1989) ne résonne pas vraiment. Et si le mot « nuance » ne cesse d’être prononcé, l’incantation ne fait pas la réalité.

De même, le projet d’offrir une belle partition à Gisèle Torterolo s’oppose à l’emploi d’un écran aux couleurs et motifs psychédéliques qui détourne l’attention du jeu. La direction d’acteurs elle-même qui tire la comédienne vers le cri, la gestuelle, voire la gesticulation, offre en contrepoint aux autres personnages des partitions plus fines. Dans toute une première partie de la pièce, Elphège Kogombe incarne ainsi un personnage assez convaincant, et Daniel Delabesse peut aussi en composer un autre, certes peu varié mais globalement vraisemblable. Dommage qu’une telle direction soit si conforme aux clichés : femmes hystériques / homme placide. En bref, selon nous, ces trois bons acteurs sont vraiment desservis par ce que la mise en scène et la direction d’acteurs font du texte.

On précise bien « selon nous ». Car la salle de Théâtre Ouvert, riant à gorge déployée, applaudissant chaleureusement, a semblé trouver son compte. Il fallait le dire afin, précisément, de faire preuve de nuance. 

Laura Plas


Fanny, de Rébecca Déraspe

Site de la compagnie Moon Palace, lien facebook de O’Brother Compagny

Mise en scène : Rémy Barché

Collaboratrice artistique : Alix Fournier-Pittaluga

Création son : Antoine Reibre

Création vidéo : Stéphane Bordonaro

Création lumière : Florent Jacob

Avec : Daniel Delabesse, Elphège Kongombe, Gisèle Torterolo

Durée : 2 h 20

À partir de 15 ans

Théâtre Ouvert • 159, avenue Gambetta • 75020 Paris

Du 11 au 23 janvier 2022, mardi et mercredi à 19 h 30, jeudi, vendredi à 20h 30, samedi 15 janvier à 18 heures, et 22 janvier à 20 h 30, dimanche 23 janvier à 16 heures

De 8 € à 20 €

Réservations : 01 42 55 55 50 ou en ligne

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