Le théâtre est un cri
Du corps en révolte émerge le cri. Le théâtre est ce lieu où le corps devient, par la vibration du verbe, l’espace même de la contestation politique. Le théâtre, dans le choc qu’il provoque entre les corps et les mots – absysses et ordonnées d’un monde en miroir dont la partie réfléchie n’a plus de bords tranchants –, le théâtre, donc, est l’essence de la révolte et ses paroles sont feu.
Dans un monde où le débat est un show télévisuel, où la recherche de vérité et de justice est une position de pouvoir que des titres ronflants s’arrachent, le théâtre est révolution. Il est révolution parce qu’il est recommencement, il est révolution parce qu’il est passage, il est révolution parce qu’il est cri puissant au creux des poitrines et que sa matière n’est pas ce qu’elle semble être en étant toujours ce qu’elle est, il est révolution parce qu’il est un paradoxe dont l’émancipation n’est, n’a été et ne sera jamais en question. Il est ce qui moque, qui dénonce et déchire avec la jubilation d’une enfance retrouvée dans le labyrinthe du jeu.
Pour cela, donc, écrire du théâtre n’est pas autre chose que de tirer l’eau parfois claire au puits sans fond du politique, cette matière à tisser le monde, et de jouer à en asperger les adultes avec la fleur à poire du clown, en jetant un clin d’œil entendu aux enfants tout en chuchotant : « N’oubliez pas, les barrières, ça peut toujours se sauter ! ».
Lise Facchin
Même pas peur ?
« Bouh ! », le parcours initiatique dur et vrai d’une petite fille face à l’autisme. Dans une Angleterre abandonnée, deux fratries un peu laissées pour compte ont rendez-vous. Mike Kenny aborde la question du handicap avec un réalisme désarmant sans jamais tomber dans l’explicatif ni la caricature.
Dans la banlieue anglaise vit Beau, rebaptisé « Bouh » par les autres enfants « même si personne ne se souvenait si c’était parce qu’il avait peur d’eux ou qu’ils avaient peur de lui » 1. Bouh est atteint d’autisme, et son grand frère s’occupe de lui depuis le décès de leur mère. Sa seule occupation est de découper dans les journaux, faire du collage dans ses cahiers et regarder par la fenêtre. Dehors, un parc. C’est les vacances et depuis quelques jours, il y voit un ado pendu à son portable, obligé de surveiller sa petite sœur de très près parce que, dernièrement, une nouvelle effraie la population : la petite Kelly Spanner a disparu.
Bien sûr, et sans que cela ne soit jamais dit, le coupable est tout trouvé : le débile, le « mongol » comme on l’appelle dehors. Bouh, comme cette onomatopée enfantine que l’on crie pour jouer à faire peur et que l’on dédramatise en riant. Ici, on ne dédramatisera pas. Bouh ne sort plus depuis longtemps, et cette vie de reclus ne fait qu’augmenter l’étrangeté de cet être différent. Les gens du dehors, ceux par qui la paranoïa grandit, ceux qui cancanent et attisent la peur sont ici relayés par cet ado greffé à son téléphone. Il est le réceptacle des rumeurs, des « on dit » et des fausses croyances. Ces phénomènes de masse qui créent à leur tour cette norme dans laquelle on se rassure. Une norme dans laquelle Bouh, lui, ne peut pas se fondre, mais à laquelle, avec bonheur, la petite sœur de l’ado se refuse…
Ce que l’auteur semble nous dire, et c’est là l’une des grandes forces de ce texte, c’est que Bouh n’est pas plus différent que les trois autres protagonistes. Jeune homme autiste, il rêve de devenir facteur, et son grand frère, actif lui, gère le foyer, un peu contraint, avec beaucoup d’amour. La deuxième fratrie est composée d’un ado un peu rebelle et plein de tendresse pour sa sœur, petite fille caractérielle, curieuse et indépendante. Et pendant que les aînés cherchent à protéger coûte que coûte leurs cadets, eux n’aspirent qu’à se rencontrer… Quatre sensibilités qui tentent de communiquer par d’incroyables dialogues de sourds. Mais de l’incompréhension naît la peur. Ainsi, l’imagination galope : les ciseaux de Bouh deviennent une arme, et quelques bonbons offerts en gage d’amitié se transforment en l’appât d’un pédophile. Ça va très vite et c’est inéluctable. Bouh est montré du doigt avec si peu de mots, en si peu de temps ! Et personne pour le défendre que son frère un peu las de cette tutelle et cette enfant clairvoyante mais proie trop idéale d’un présupposé danger.
Un quotidien qui bascule vers la haine
Mike Kenny propose ici de voir les coulisses d’un fait-divers. Dès le prologue, on nous prend à partie. Cependant, nous ne serons que spectateurs comme des lecteurs de journaux, soumis au jugement et à la quantité d’informations. Parce que l’histoire de Bouh ne sera qu’une petite tragédie dont on parlera beaucoup au début et qui finira dans l’oubli comme la disparition de Kelly Spanner. Il y a quelque chose de brutal dans ce texte et de très honnête. Il rend froidement compte d’un quotidien qui bascule vers la haine d’un groupe envers son bouc émissaire, par ignorance et par peur. Cette haine que l’on a subie enfant ou que l’on a fait subir sans en avoir mesuré l’impact.
Sans fioriture et avec cet humour tendre et tout en finesse que l’on reconnaît dans chacune des pièces de Mike Kenny, on partage une espèce de huis clos oppressant. Avec des mots d’enfants, l’auteur convoque l’absurde ou la vérité toute nue. Ainsi, le grand frère contraint de jouer les baby-sitters déclare à la petite : « Tu ne sais pas tirer dans un ballon et tu lances comme une fille ». Ce à quoi elle répond : « Je suis une fille ». Ce qui, au départ, peut apparaître comme un lieu commun va au-delà d’une simple leçon de tolérance. C’est une invitation à la conscience de la réalité qui nous entoure. Le superbe personnage de la petite fille réalisera les conséquences irréversibles que peuvent avoir les mots, le silence et les actes.
Lorsque Bouh passera le seuil de sa porte, ce sera pour crier et demander : « Qui s’occupe des enfants ? » 2. Par cette question, Mike Kenny lance un appel d’urgence universel. Cette pièce, moins poétique que le reste de son répertoire, nécessitait sans doute ce ton direct et prosaïque à cause des thèmes qu’elle aborde. Elle accuse le refus de la différence qui règne au sein de nos sociétés contemporaines et questionne la place qu’occupent nos personnes handicapées, nos malades, nos vieux et ceux qui, aujourd’hui, ne s’y reconnaissent plus. ¶
Loup de Croatie / Vincent Croguennec
- Bouh !, de Mike Kenny, p. 7.
- Idem, p. 72.
Bouh !, de Mike Kenny
Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers no V012249/00
Traduction : Séverine Magois
74 pages
13 €
Les damnés de la mer
Le dernier hommage de Lina Prosa aux immigrants naufragés de Lampedusa : un requiem qui prend un peu l’eau.
C’est une histoire à vous nouer les tripes. L’île de Lampedusa, finisterre 1 du sud de l’Europe, est le point logique de débarquement de tous les exodes en provenance d’Afrique. Les tragédies de l’immigration clandestine y sont ordinaires, tel ce double naufrage de 2013 qui coûta la vie aux 400 passagers de deux cercueils flottants. Lina Prosa a décidé de s’emparer du sujet pour en faire trois courtes pièces regroupées dans le Triptyque du naufrage. Aux monologues de Shauba, noyée juste avant de débarquer, et de son double Mohamed mort juste après, succède le dialogue de leurs proches. La tante et l’oncle adoptifs, venus quêter leurs traces, découvrent que Shauba et Mohamed ont disparu et que Lampedusa est en fait le lieu même du désastre. Voici un requiem moderne à la volonté affichée d’engagement et d’indignation.
Tristes tropiques
Elle est immense la souffrance des migrants acculés, dos contre la mer, à choisir entre une mort immédiate ou une mort probable. Aussi méritait-elle un immense auteur. Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire peut apporter de plus à la tragédie des victimes de Lampedusa ? Qu’est-ce qui n’a pas été dit, déjà et mieux, par des journalistes souvent bien documentés 2 ? On touche ici à la passionnante question de l’art engagé qui fait retentir, donne de l’ampleur, transforme l’énoncé chiffré en cri d’indignation et le constat argumenté en requiem. C’est un art qui remue, agite, réveille, en un mot pousse à agir et surtout pas à bâiller. Or on bâille pas mal à la lecture de cette trilogie. J’ai cherché à comprendre pourquoi, car il y a beaucoup de belles choses bien dites. On y voit par exemple des personnages ballottés par les houles de la Méditerranée et de la mondialisation, se raccrocher aux produits de la société de consommation. Shauba s’agrippe à ses lunettes made in China, Mohamed se rassure avec son sweat qui a voyagé au gré du charity-troc des caissons à recycler les vêtements, et leurs deux parents sont flanqués de sacoches publicitaires fétiches. Il y a quelques accents poignants, à commencer par cette dérisoire célébration de la migration des objets qui accompagne la migration des hommes. Quelques accents qui, hélas, ne font pas une symphonie.
Un hermétisme cache‑misère
Le lecteur est accueilli, à l’orée des deux premières pièces, par des précisions sur les exercices respiratoires auxquels doit se soumettre l’acteur tout en patouillant dans l’eau. À ceux qui trouvent géniale cette utilisation du souffle pour créer la tension dramatique, je répondrai que George Lucas nous a déjà fait le coup avec Darth Vader 3. Du reste, ces didascalies hermétiques ne sont-elles pas franchement fumeuses ? Merci au lecteur qui m’expliquera : « Patiente comme une vague qui ne peut se révolter contre elle-même ». Et que dire du parti pris de la pièce monologuée, dont on se demande souvent si sa seule justification n’est pas d’économiser les cachets à payer ? Bien sûr, on est tout seul quand on meurt, et c’est ce que souligne Lina Prosa en donnant à entendre des voix isolées dans leurs mouvements de conscience. Mais le problème des morts de Lampedusa, c’est précisément l’horreur de l’entassement, de la promiscuité, du collectif. Le monologue opère donc ici à contre-emploi.
Ce qui affaiblit cette trilogie, c’est peut-être en fin de compte que chacun des personnages est complètement univoque. Nous avons affaire à de bonnes personnes, parfaitement innocentes et pures, se débattant toutes seules dans un monde méchant. C’est terriblement simplet, au fond. Il aurait fallu Brecht pour s’attaquer à un tel sujet. Lui, qui fait brailler plutôt que chanter les masses laborieuses, met en scène par paquets de vingt‑cinq des personnages luttant avec méchanceté, perversité, lâcheté ou duplicité contre la misère crasse de leur existence. De la laideur naît parfois la tendresse. Les hordes d’acteurs brechtiens donnent à voir, sans nécessité de commentaires verbeux, la misère qui est tout sauf un monologue poli d’intellectuel assis devant un café. Linda Prosa n’est pas Brecht.
Du coup, on a presque envie de chanter avec Dutronc « J’y pense et puis j’oublie » 4 et de retourner tranquillement à son bain de lait d’ânesse capitaliste, en tournant les talons face à la culpabilité mal comprise. C’est d’autant plus regrettable que débattre sur le fond des questions posées à Lampedusa, comme jadis à Sangatte 5, fait partie de ces nécessités brûlantes qui consument le destin de l’Europe, et pas seulement dans ses périphéries oubliées. Sans vraie réflexion sur la juste réponse à apporter à la détresse des migrants, l’Europe continuera à se noyer à Lampedusa avec chacun de ces noyés. ¶
Élisabeth Hennebert / Yannick Calvez
- Terme de géographie : lieu où « finit » la terre, à l’extrémité d’un continent.
- Voir par exemple Courrier internationalno 637, 16 janvier 2003, article d’Eraldo Affinati extrait de Panorama ; le Monde diplomatique de novembre 2013, article de Serge Halimi.
- Star Wars, de George Lucas, 1977
- Et moi, et moi et moi, de Jacques Dutronc, Vogue, 1966.
- Centre d’accueil du Pas‑de‑Calais qui, de 1999 à 2002, hébergea les migrants cherchant à passer au Royaume‑Uni.
Lampedusa Beach suivi de Cassandre on the Road et Programme-Penthésilée : entraînement pour la bataille finale, de Lina Prosa
Les Solitaires intempestifs, I.S.B.N. 978-2-84681-351-8, 2012, 125 pages, 13 euros
Lampedusa Snow suivi de la Carcasse, de Lina Prosa
Les Solitaires intempestifs, I.S.B.N. 978-2-84681-410-2, 2014, 103 pages, 13,5 euros
Lampedusa Way, de Lina Prosa
Les Solitaires intempestifs, I.S.B.N. 978-2-84681-411-9, 2014, 63 pages, 10 euros
http://www.solitairesintempestifs.com/livres/508-lampedusa-way–9782846814119.html
Le Triptyque du naufrage a été joué plusieurs fois notamment à la Comédie-Française en 2013‑2014.
http://www.comedie-francaise.fr/spectacle-comedie-francaise.php?spid=1128&id=518
« Que la montagne est belle ! »
Avec sa nouvelle pièce, « Ravie », Sandrine Roche propose à la jeunesse une adaptation théâtrale de « la Chèvre de M. Seguin » qui chahute l’ordre établi.
Le conte provençal de la Cabro de moussu Séguin a traversé les âges. Alphonse Daudet, dans l’une de ses célèbres lettres, en soulignait avant tout la portée moralisatrice. Il s’agissait pour lui d’apprendre à son destinataire, le poète Pierre Gringoire, tout comme à la postérité, « ce que l’on gagne à vouloir vivre libre » 1. Dans sa pièce de théâtre, Sandrine Roche opère un renversement total des valeurs du conte original. Elle étoffe l’ensemble avec le plaisir et l’habileté de la conteuse, choisissant au gré de son inspiration de s’attarder plus longuement sur certains aspects de l’histoire. Pour autant, le déplacement d’accent n’est ni arbitraire ni aléatoire : il est consciencieusement élaboré afin d’inviter le jeune public à sortir d’un cadre moral ankylosant.
L’auteur commence par laisser la part belle à un chœur de chèvres, aussi sympathiques qu’effrontées, venant chaque nuit à l’abord des terres de M. Seguin exhorter leur camarade enclose à l’imprudence. Chacune à sa manière s’échine à lui démontrer que la sécurité et le confort ne sont rien, et qu’il est beaucoup plus profitable de se laisser aller au « grand frisson » en se frottant un peu au loup.
Entre sécurité et liberté, son cœur ne balance pas longtemps…
Rosa Toggenburg, surnommée « la vraie révolutionnaire », Tennessee, Kiko, et la petite Renaude qui a osé dire au loup « C’est toi que je suis venue voir » 2, ont toutes été dévorées par le loup. Le fait n’a pas l’air de les avoir traumatisées. Au contraire, leur gouaille joueuse inciterait plutôt à les imiter, bien que cela implique d’accorder plus d’importance à la liberté qu’à la vie… Avec l’art du rhapsode, Sandrine Roche tisse les diatribes de ce chœur fantôme comme Bertolt Brecht les paroles de ses « songs ». Chacune dispose d’un ou plusieurs petits couplets que l’on pourrait aisément imaginer chantés, et y va de sa harangue en faveur de la liberté.
Sur le modèle du contrepoint, les entrées en scène du chœur de chèvres alternent avec les tirades de M. Seguin. Celui-ci adopte tour à tour les traits d’un simple homme épris de sécurité et de confort, d’un petit propriétaire à œillères, et d’une « mamma italienne ». Cette figure, tout aussi touchante que repoussante, revêt un aspect dialectique subtilement élaboré. C’est le personnage du jaloux comme on aurait pu l’imaginer chez Brecht : il tient à sa petite comme à la prunelle de ses yeux, et la contraint avec conviction, suscitant un sentiment ambivalent à la hauteur d’un Maître Puntila. Le chœur des chèvres a beau le traiter de « petit propriétaire » 3, arguant que la sécurité étouffe et que « le cauchemar, c’est de n’avoir pas le choix » 4, la petite chèvre sans expérience a ses raisons d’hésiter à sortir, car M. Seguin semble sincèrement convaincu de plaider pour son bien. Néanmoins, elle se rendra compte rapidement que la montagne visible depuis l’enclos de son maître est autrement moins terrifiante qu’elle voulait bien le croire…
Ça swingue dans les bocages !
Même à la lecture, on adhère facilement au rythme entraînant de la pièce. Cela tient d’abord visuellement à l’alternance des mots en majuscule et des courtes répliques, avec retours à la ligne fréquents et onomatopées en grand nombre. Puis, c’est comme si le texte suivait le rythme d’un morceau de jazz, reprenant des thèmes amorcés, proposant des variations, jouant sur tout ce qu’un corps peut produire de rythme, par la respiration, les bruits, les exclamations, les cris… Ce rythme singulier est peut-être dû à l’origine de la pièce, commandée à Sandrine Roche par un marionnettiste. Il semble, en effet, qu’il ait été plus important de faire passer quelque chose de l’ordre du geste, du visuel, que de s’attarder à signifier par le verbe. Quoi qu’il en soit, on sent que la main qui a écrit ce texte n’est pas détachée du reste du corps, que l’ensemble a peut-être même été composé d’abord sur le mode du canevas, puis rédigé au gré de tentatives d’interprétation… Car il n’est pas difficile de l’imaginer sur les planches.
Dès la première scène, l’arrivée de Blanquette est sujette à des chuchotements dont la rythmique produit un effet de surprise : « Hé ! psst, regarde… / Regarde là, tu vois ? / Un paquet, empaqueté, j’sais pas, / Un truc qui se passe / Dans les mains, / Tu vois ? » 5. Le halètement de ces figures anonymes qui ont entraperçu la chèvre de M. Seguin transmet l’envie d’en voir plus et permet d’adhérer d’emblée à la fable. Selon une progression continue, on passe du chuchotement aux cris de joie, des envies de claquement de doigts aux battements de cœur, avec une scène finale en forme d’apothéose : « Bien sûr, / plus fort, / bien sûr, / et moi, / et moi… / Regarde / regarde / moi, / j’aime tellement la montagne. / BUISSONS S’AGITENT, FEUILLES VOLENT, BOIS BRUISSE, EAU COURT, CŒUR COGNE FORT. » 6.
Ce n’est pas aux enfants qu’on apprend à faire la grimace.
Sans se laisser aller au style gâteux qu’une adresse à la jeunesse peut malencontreusement susciter chez certains auteurs, Sandrine Roche développe une écriture claire et engageante qui dénote une attention toute particulière portée au public – elle sait certainement qu’un public d’enfants n’hésite pas à se désintéresser ostensiblement d’une action par laquelle il ne se sent pas concerné. En évitant la morosité du didactisme, elle s’adonne avec habilité au plaisir de transmettre. Un plaisir peu partagé par les auteurs contemporains qui, pourtant, se révèle toujours communicatif.
La démarche de Sandrine Roche est particulièrement téméraire en ce qu’elle propose à un public d’enfants des valeurs entièrement opposées à celles des autres contes qu’il pourra rencontrer. Il y a en effet urgence à revisiter les contes conservateurs, dont tout un chacun est abreuvé dès l’enfance, qui valorisent la sécurité du foyer, la peur et, partant, l’absence d’initiative. Saisissant l’occasion qu’offre le théâtre de faire entendre et ressentir l’aspect subversif d’un rythme, la conviction au travers de la respiration et de l’engagement physique, ce conte incite joyeusement à développer et savourer sa liberté, à revoir toujours les limites de son propre monde. Par ailleurs, l’auteur évite soigneusement de prendre les enfants pour des dupes, dans la mesure où elle ne feint pas de ne pas parler de sexualité. Les dernières scènes de la pièce sont entièrement composées d’exclamations de plaisir, dont l’aspect sensuel semble explicite sans tomber dans l’obscène. Il est intrigant de savoir ce qu’un public d’enfants peut recevoir de cela. N’importe quel enfant sent certainement au fond de lui-même ce que les contes traditionnels entendent par « être mangé par le loup ». La connotation sexuelle y reste sous-jacente, mais l’effroi et la douleur attachés à la figure du loup produisent aisément un effet de frustration. Pourquoi ne pas orienter ces intuitions enfantines en direction du plaisir plutôt que de la peur ? Au demeurant, cette nouvelle forme de moralité pourrait faire du bien à bon nombre d’adultes : elle met en lumière la joie de se confronter à l’autre, et de savourer l’excitation qu’entraîne la sortie du domaine du connu. ¶
Florence Verney / Samuel Landat
- La Chèvre de M. Seguin, d’Alphonse Daudet, Charpentier et Fasquelle, 1887, p. 37.
- Ravie, de Sandrine Roche, éditions Théâtrales jeunesse, collection « Répertoires contemporains », 2014, p. 44.
- Idem, p. 35.
- Idem, p. 29.
- Idem, p. 7.
- Idem, p. 66.
Ravie, de Sandrine Roche
Éditions Théâtrales jeunesse, collection « Répertoires contemporains », 2014, 71 pages
8 €
http://leseffarees.com/?page_id=223
Un défi à relever
Joël Jouanneau propose avec « Tête haute » une fable qui incite les générations futures à devenir les acteurs d’un réenchantement du monde. Un texte poétique et dense qui pèche à la lecture sur le plan de l’intelligibilité.
Au commencement était le verbe. Le verbe était en Éclipse. Et Éclipse était façonnée par le verbe. Éclipse, c’est la petite fille au poing fermé et au pouce manquant dont la naissance, en lieu et place d’un prince attendu par le Roi de fer, déclencha la nuit de colère. Une nuit de violence qui débuta avec l’abandon de la princesse dans la forêt de Sköld et mit durablement le royaume de Nerville à feu et à sang, jusqu’à l’exil de son tyran.
Bien qu’elle soit venue au monde sous de bien tristes augures, Éclipse n’a pas eu une enfance malheureuse. Car la forêt de Sköld a mis toutes ses ressources en œuvre pour la mener sur le chemin de sa destinée, à savoir la restauration de l’harmonie au royaume de Nerville. En pratique, et avant tout, elle lui a offert le meilleur des précepteurs : Babel, un dictionnaire à l’ancienne qui lui a fait apprendre « par le cœur » « tous les mots de toutes les langues ». Des mots qu’elle utilise à sa manière, aussi bien pour leur sens que pour leur musicalité, élaborant son langage personnel, et pour ainsi dire, sa poésie.
Naissance au monde
Lorsque la pièce s’ouvre, l’éducation d’Éclipse n’est cependant pas terminée : il lui reste deux mots à apprendre avant de rejoindre le monde et d’affronter son destin. Un prénom, tout d’abord, dernier présent de Babel, dont l’énonciation aura le pouvoir d’obscurcir le ciel. Ainsi que le mot peur, accompagné de son sens, cadeau de la bougie Plume et des bêtes de Sköld. Deux mots auxquels il faudra ajouter quelques principes fondamentaux pour aborder la vie, tels le respect et l’insoumission, que lui fera expérimenter le faune Skoad.
Et ainsi équipée, il ne lui restera plus qu’à retrouver son père, le Roi de fer, qui erre en délirant dans la lande sauvage depuis le jour de son exil. Puis à gagner Nerville. Pour enfin, par le verbe de son prénom qui éclipse le soleil et rétablit la sensibilité, anéantir le règne du chiffre et de la logique pure qui ont pris les rênes du royaume. Avant de (re ?)devenir une petite fille pareille à toutes les autres.
Cri ou chuchotement ?
Nul doute, le cri est bien là. Cri sonore, cri mélodique, cri signifiant, Joël Jouanneau manipule la langue dans tous ses aspects tout au long de la pièce, offrant aux comédiens et aux voix off (Babel le dictionnaire, Plume la bougie) une belle et riche partition.
Il s’agit bien d’un cri politique. Car il y a de manière évidente dans Tête haute une exhortation au réenchantement du monde par le rétablissement de la balance entre le chiffre et la lettre, entre le signifiant et le sensible. Invite qui est clairement adressée à des enfants qui y sont présentés comme l’instrument de ce changement potentiel. On y entrevoit cependant moult autres messages à destination des lecteurs-spectateurs les plus jeunes. Ainsi, le plaisir d’apprendre et de savoir est-il mis en valeur, de même que le rôle clé de l’imaginaire et du rêve dans la construction de l’individu.
Mais ce cri est-il audible ? On arrive malheureusement assez vite aux limites de l’approche interprétative de la pièce. Car la force que puise le propos dans le vecteur immédiat et global que constitue la forme théâtrale est vite diluée dans le fleuve bouillonnant du style et des images de Jouanneau. Cette critique, en effet, est le fruit d’une double lecture attentive, par un amateur de théâtre désireux d’en faire le compte-rendu (bien que peu habitué au théâtre pour la jeunesse, il faut le confesser). Lecture qui a pris garde de ne pas se perdre dans les énumérations et les effets de langue (travailler « presque plus que trop bien et si tant mieux que tout le monde »…). Et lecteur qui ne pouvait être distrait par les nombreux artifices scéniques (les mots qui s’envolent, le palais de verre-manège…) qu’appellent les didascalies. Mais le jeune public auquel est destiné la pièce sera-t-il en capacité d’en faire autant pour accéder à son tour au sens derrière la forme ?
Gageons toutefois que c’est à ce point de rupture que le texte deviendra pièce de théâtre. Car en proposant ses mots et ses tirades à la vision d’un metteur en scène et à la diction d’un comédien, et en soumettant ses didascalies à un scénographe et un costumier, le squelette qu’il forme se revêtira d’une enveloppe charnelle. Et c’est cet être, de lumière ou d’ombre, produit d’une rencontre alchimique, qui se présentera sur la scène pour s’offrir à l’intelligence autant qu’à la sensibilité d’un public. Qui pourra le « comprendre » ou non. * ¶
Emmanuel Cognat / François Pham
* L’occasion sera prochainement donnée au public de se faire son idée. Nous attendons les retours d’impressions avec impatience.
Tête haute, de Joël Jouanneau
Actes Sud‑Papiers, coll. « Heyoka jeunesse », 2013
Illustrations : Valérie Gutton
72 pages
12,80 €
Autour de l’ouvrage :
Lien vers le site de la compagnie : http://collectifmxm.com/
Lien vers le site du théâtre : http://www.lemonfort.fr/