« Lieux communs », Baptiste Amann, Théâtre de L’Union, Limoges

Lieux-Communs_©_Pierre_Planchenault

Alchimie du vertige

Laura Plas
Les Trois Coups

À partir d’un fait divers fictif, Baptiste Amann cherche à démêler les rouages qui sous-tendent les féminicides. Thriller existentiel ancré dans notre présent, « Lieux Communs » en déjoue pourtant les attentes grâce aux ressources du théâtre et de l’écriture. Les évidences se brouillent jusqu’à un vertige que font surgir aussi des comédiens formidables. Un spectacle intelligent, troublant et souvent inouï.

C’est l’histoire d’un homme qui tue une femme. Non, c’est l’histoire d’un activiste qui commet un attentat. Peut-être ? Ou pas. C’est l’histoire d’une star qui tue son fils… dans un tableau sempiternellement vandalisé d’Ilia Repine. En tout cas, c’est une pièce qui ouvre, jusqu’au vertige, des voies qui se croisent et se brouillent : un thriller trépidant et trompeur. Ses pistes nous conduisent au labyrinthe pour qu’hardi·e·s, sûr·e·s de nous d’abord, nous nous y perdions. Alors, au bord de l’abîme, comme cette femme qui dans la pièce, se penche au-dessus d’une fenêtre avec un rire cruel et majestueux, il nous fait faire l’expérience de l’inouï.

Lors de la création au dernier Festival d’Avignon, on a dit, on a écrit que la pièce étalait des lieux communs (la question des violences faites aux femmes, aux hommes noirs, la légitimité de l’artiste à créer à contre-courant, voire contre la morale). Ces violences n’ont pas disparu, alors pourquoi ne pas les évoquer ? Et puis il nous semble que cette esthétique de la profusion dissimule une quête du vide. Elle creuse un passage dans un monde fossilisé en anathèmes et craquelé par la post-vérité.

Elle serait une façon de le restaurer, comme un des personnages restaure une toile. Peut-être d’ailleurs, n’est-ce pas un hasard si dans une sorte de digression extradiégétique, un scientifique rappelle que le vide n’existe pas mais est la condition de la matière. Car on dirait en symétrie que dans la pièce, le plein fait rendre gorge aux lieux communs. Perdus et rendus plus disponibles aux errances rêveuses, nous percevons ici un envers troublant de la réalité, comme dans une nouvelle de Borges.

Une nouvelle illusion comique ?

D’ailleurs, la pièce s’ouvre sur les coulisses d’un théâtre, jouant à la fois des limites temporelles de la représentation et de la mise en abîme. Au théâtre ce soir, nous voyons pour de vrai l’envers d’une représentation fictive. Ce premier lieu est comme le cadre des autres : une première boîte noire dans laquelle s’incrustent sans coïncider d’autres lieux qui portent « d’autres » histoires : une cellule de commissariat, une loge de plateau télé, un atelier de peintre. Tous sont le revers de lieux où s’assènent des vérités.

Or, la boucle se bouclera : nous reviendrons dans ces coulisses. Car le lieu théâtral est matriciel. Il revient en séances muettes qui sidèrent par leur beauté énigmatique. Dans la profusion des mots, dans la durée du spectacle, ces moments-là sont comme des failles. La saturation de la raison y engendre de beaux monstres. Il y a ainsi quelque chose de baroque dans la pièce et une exaltation des pouvoirs du théâtre. Peut-être Baptiste Amann emprunte-t-il aux codes de la série ou du cinéma, mais il fait bien œuvre de dramaturge. On peut être bouleversé (je l’ai été) par cette foi dans les pouvoirs de l’art : peinture, poésie et… théâtre.

Viens voir les comédiens : les magiciens !

Ces pouvoirs s’expriment dans la place laissée aux comédiens qui jouent plusieurs rôles, passent d’un registre à un autre. Ainsi, tantôt, ils cabotinent délicieusement (Sidney Ali Mehelleb, Pascal Sangla, Yohann Pisiou) sur un plateau de télévision, tantôt ils jouent face-public avec une sincérité et un dépouillement remarquables (Océane Caïraty, Pascal Sangla) ou incarnent toutes les contradictions (Samuel Réhault).

Baptiste Amann leur a écrit des « tartines », comme on en rêverait : des confessions, des scènes doubles, des duels (Yohann Pisiou et Samuel Réhault). Tous sont bons, et certains sont bouleversants. On n’oubliera pas, par exemple, la longue tirade parlée, chantée, portée jusqu’à perdre le souffle d’Alexandra Castellon : la complainte des pères ouvriers tués par l’amiante sur une île de rêve. On n’oubliera pas le chant amébée de ceux qui auraient pu s’aimer s’ils n’étaient pas fils et filles de, si la violence des pères ne les avait pas marqués à jamais.

Lieux Communs est l’œuvre d’un poète, mais d’un poète dont l’œuvre se révèle au plateau. Ce sont les comédiens, c’est la scénographie épatante de la pièce, avec ses doubles fonds, ses inversions de perspectives qui donnent toute leur dimension aux mots. Il faut laisser le temps à la représentation d’agir, se laisser prendre, se laisser perdre. L’expérience est exigeante mais engendre un trouble, un doute. Magnifique !

Laura Plas


Lieux communs, de Baptiste Amann

Le texte est édité chez Actes Sud
Cie L’Annexe
Texte et mise en scène : Baptiste Amann
Avec : Océane Caïraty, Alexandra Castellon, Sidney Ali Mehelleb, Caroline Menon-Bertheux, Thalia Otmanetelba, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Pascal Sangla
Durée : 2 h 20
Dès 14 ans

Théâtre de l’Union CDN du Limousin • 20, rue des Coopérateurs • 87000 Limoges
Les 13 et 14 février 2025
De 6 € à 22 €
Réservations : 05 55 79 90 00 ou en ligne

Tournée ici :
• Du 18 au 21 février, à la Comédie de Saint-Étienne (42)

À consulter :
Présentation de la pièce par l’auteur sur le site d’Actes Sud

À découvrir sur Les Trois Coups :
Des Territoires, nous sifflerons la marseillaise, de Baptiste Amann, par Elisabeth Hennebert

Photos : © Christophe Raynaud de Lage sauf la photo de une © Pierre Planchenault 

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