« Mère », de Wajdi Mouawad, Théâtre National de la Colline, Paris

Mère-Wajdi Mouawad © Tuong-Vi-Nguyen

Outre-mère

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Pièce tragi-comique, « Mère » renouvelle le théâtre de Wajdi Mouawad et offre, par-delà l’apparence biographique, une réflexion sur les paradoxes de la création. Un spectacle étonnant et malin, mais sans doute pas le plus grand Mouawad.

Peut-être éprouve-t-on toujours la nostalgie de la rencontre avec une grande œuvre ? Peut-être court-on sempiternellement et en vain derrière l’émoi que l’on ressentit un jour à sa rencontre. Il en est ainsi pour moi qui eus l’impression dimanche de rester un peu à quai, alors que la salle entière de la Colline exprimait sa joie, debout.

Pourtant, Mère, troisième pièce d’un cycle domestique au long cours, composé déjà de Seuls et de Sœurs recèle d’humour, de petites trouvailles de mise en scène. Certes, sa mise en scène développe avec une modestie appréciable le rapport avec le public : le prologue est savoureux et fait montre d’une des qualités marquantes du spectacle : la labilité. On y passe de la salle à la scène, du réel à la fiction, comme on naviguera du rire aux larmes, des cris (beaucoup) aux chuchotements (nettement moins). On apprécie d’ailleurs particulièrement les quelques moments de calme comme celui où Wajdi Mouawad vient border avec tendresse ses « personnages ».

Fils du malheur et de la beauté

Heureusement, Mère ne parle de la mère de Wajdi que pour poser des questions plus universelles sur la création : peut-on vivre en sachant que son identité et son bonheur sont liés au malheur ? Peut-on revendiquer d’être né une seconde fois, comme Dionysos, des aléas d’un exil et du contact avec la beauté (sous la forme d’un tableau de Cézanne) ? Une méditation sur la création traverse l’œuvre de Mouawad et est ici explicitée sans chichi, dans une langue si « banale » que l’on en est étonné.

© Tuong Vi Nguyen

Pas d’élan lyrique, donc, mais la saveur d’une langue quotidienne dont les images sont laissées intactes par la traduction faite du libanais. C’est une sorte de poésie qu’on aurait plus attendue chez Simon Abkarian, par exemple, et on l’a appréciée. En revanche, impossible de s’attacher à la mère éponyme. Elle crie, elle pleure et, toute tournée vers sa terre perdue, elle écrase les siens. Même l’Arkadina de Tchekhov paraît en comparaison plus sympathique.

La direction d’acteur de Wajdi Mouawad accentue le décalage entre cette reine de tragédie qui en fait des caisses dans le pathos (comme Scarlett O’hara, citée incidemment) et les Wajdi, qui jouent à peine. Face à une telle sorcière (le terme est de l’auteur), on comprend que le petit garçon se passionne pour un héros sans mère, comme l’Aktarus de Goldorak.

Impasse de la fiction ?

De cette manière, Wajdi Mouawad parvient à nous faire expérimenter ce que ressentent les personnages secondaires pour la mère : un mélange d’empathie et d’exaspération. Il transfigure des souvenirs en mythe, en fiction : CQFD. Il se protège aussi grâce à son humour, en particulier en imaginant des interactions malines entre la famille et Christine Ockrent, qui incarne son propre rôle.

Mais il prend ainsi le risque de nous laisser un peu à distance. Si j’admire son habileté, mon cœur reste indifférent, mon œil sec. Surtout, je parvenais mieux à imaginer la guerre au Liban, à ressentir ce que furent les massacres de Sabra et Chatila dans Incendies, Littoral, par exemples.

Peut-être le théâtre fictionnel est-il justement confronté ici à une forme d’aporie, car en observant les quelques si beaux clichés de la mère de Mouawad, j’ai l’impression d’être confrontée à un mystère qui reste entier, solaire et opaque à la fois. Le théâtre et la fiction ont aussi des limites.

Laura Plas


Mère, de Wajdi Mouawad

Le texte est édité chez Acte Sud
Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad
Site de Wajdi Mouawad
Avec : Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent et, en alternance : Dany Aridi, Elie Bou Saba, Loucas Ibrahim
Avec les voix de Valérie Nègre, Philippe Rochot, Yuriy Zavalnyouk
Assistanat à la mise en scène et à la création : Valérie Nègre et Cyril Anrep
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Scénographie : Emmanuel Clolus
Musiques : Bertrand Cantat en collaboration avec Bernard Vallèry
Durée : 2 h 10
Dès 14 ans
Spectacle en français et en libanais surtitré

Théâtre National de la Colline • 15, rue Malte Brun • 75020 Paris
Du 10 mai 2023 au 4 juin 2023, du mercredi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 15 h 30
De 8 € à 30 €
Réservations : 01 44 62 52 52 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
« Inflammation du verbe vivre », de Wajdi Mouawad, par Trina Mounier
« Fauves », de Wajdi Mouawad, par Laura Plas

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