« Nelken » : comme une fleur précieuse et fragile
Par Élise Ternat
Les Trois Coups
Rares sont les pièces qui dépassent les années, les décennies. Créée en 1982, « Nelken » est de celles-ci. Cette pièce chorégraphique pour 21 interprètes mise en scène par l’inégalable Pina Bausch apparaît comme le joyau de cette Biennale de la danse. Le spectacle reçoit chaque soir un accueil triomphal et ému de la part des spectateurs. Mais alors, à quoi tient ce génie qui dépasse le temps sans prendre une ride ?
Nelken signifie « œillet » en allemand, en référence au parterre piqué d’œillets roses qui recouvrent la scène de l’Opéra devenu champ de fleurs pour l’occasion. Original, ce dispositif contraint le déplacement des danseurs, mais constitue également une invitation aux jeux enfantins auxquels ces derniers peuvent s’adonner.
Dès leur arrivée sur scène, les 21 danseurs prennent place sur des fauteuils de velours vert, avant de descendre parmi les spectateurs et d’inviter une poignée d’entre eux à sortir de la salle. Le spectacle commence tout juste, et l’on perçoit déjà la volonté de rompre la barrière entre la scène et le public. Ce geste comme beaucoup d’autres symbolise l’influence de Pina Bausch sur des générations de chorégraphes. D’ailleurs, la pièce témoigne d’une grande originalité dans l’utilisation qui est faite du langage des signes, dans l’interactivité avec le public ou encore dans le côté décalé et onirique d’une femme se déplaçant sur scène avec un accordéon sans jamais en jouer… À l’avant-garde lors de sa création, Nelken annonce la naissance du théâtre dansé. On y aperçoit des cascadeurs, certains passages sont joués par les interprètes qui n’hésitent pas à nous faire part de leurs états d’âme.
Nelken est une pièce qui, en plus d’être d’une immense beauté, recèle dans sa dramaturgie (signée Raimund Hoghe) et dans son propos une intelligence rare. Un certain type d’humour y est convoqué, à propos de la danse classique, par exemple. Les danseurs justifient leur statut en expliquant qu’ils sont en capacité d’exécuter entrechats et autres figures censées attester de leur talent. Un humour plus grinçant concerne la mémoire, lorsqu’il est question de la Seconde Guerre mondiale et du rôle de l’Allemagne. Ces thèmes sont suggérés par la présence de chiens bergers allemands, la demande récurrente du passeport ou encore les tortures que les interprètes s’infligent parfois…
La bande-son à elle seule fait rêver puisque s’y côtoient Schubert, Gershwin, Armstrong ou encore Quincy Jones. Le rythme impulsé par celle-ci marque les différents temps de la pièce qui s’emballe par moments, frôlant ainsi une certaine folie sans jamais perdre pied. De leur côté, les danseurs du Tanztheater de Wuppertal nous subjuguent par leur talent et la perfection de leur jeu. Drôles, attachants, ils exécutent avec dextérité les séquences qui composent la pièce. Ces interprètes sont des dandys, des gentlemen élégants ou précieux, des femmes du monde en tenues de soirée. Les costumes signés Mario Cito et Rolf Borzik, dont les camaïeux se marient à merveille, participent à ce tableau magique, cette fresque d’une grande harmonie.
Nelken est une pièce incroyable où esthétique, intelligence, finesse et fragilité se côtoient pour faire de ce moment quelque chose de précieux, dont on frissonne longtemps après. Au final, un peu moins de deux heures de spectacle semblent filer à toute vitesse. Les applaudissements pleuvent, et l’émotion est grande. ¶
Élise Ternat
Nelken, de Pina Bausch
Tanztheater Wuppertal
Mise en scène et chorégraphie : Pina Bausch
Direction artistique : Dominique Mercy, Robert Sturm
Assistante personnelle de la direction artistique : Sabine Hesseling
Administratrice générale : Cornelia Albrecht
Danseurs : Ruth Amarante, Regina Advento, Andrey Berezin, Clémentine Deluy, Lutz Förster, Nayoung Kim, Daphnis Kokkinos, Eddie Martinez, Jorge Puerta, Armenta, Dominique Mercy, Thusnelda Mercy, Pascal Merighi, Nazareth Panadero, Helena Pikon, Jean-Laurent Sasportes, Azusa Seyama, Julie-Anne Stanzak, Michael Strecker, Fernando Suels Mendoza, Aida Vainieri
Cascadeurs : Jürgen Klein, Michael Mohr, Mac Steinmeier, Jürgen Sücker
Scénographie : Peter Pabst
Décors : Peter Pabst, Rolf Borzik
Création costumes : Marion Cito, Rolf Borzik
Dramaturgie : Raimund Hoghe
Assistants : Matthias Burkert, Hans Pop
Musique : Franz Schubert, Georg Gershwin, Franz Lehar, Louis Armstrong, Sophie Tucker, Quincy Jones, Richard Tauber
Direction des répétitions : Barbara Kaufmann, Dominique Mercy, Robert Sturm
Directrice de ballet : Janet Panetta
Direction technique : Manfred Marczewski
Direction lumières : Fernando Jacon
Assistants lumières : Jo Verlei, Lars Priesack
Techniciens plateau : Dietrich Röder, Martin Winterscheidt
Régie : Felicitas Willems
Son : Andreas Eisenschneider, Karsten Fischer
Accessoiriste et merchandising : Jan Szito
Habilleurs : Harald Boll, Silvia Franco, Andreas Maier
Shiatsu thérapeute : Ludger Müller
Photo : © Christian Ganet
Biennale de la danse de Lyon
Opéra de Lyon • place de la Comédie • 69001 Lyon
Du 15 au 20 septembre 2010 à 20 h 30
Durée : 1 h 50
45 € | 12 €