« Nos ailes brûlent aussi », Myriam Marzouki, Sébastien Lepotvin, Théâtre de la Concorde, Paris

Nos ailes brulent aussi - Myriam Marzouki © Christophe-Raynaud-De-Lage

Après la révolution

Léna Martinelli
Les Trois Coups

Voilà déjà quatre ans, les Tunisiens auraient dû fêter fièrement les dix ans de leur révolution et le souffle démocratique qui a fait vaciller les régimes autoritaires des pays arabes de la Méditerranée ! L’occasion, pour Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin, de relater la quête de liberté d’un peuple, l’expérience intime et collective du passage de la dictature à la démocratie. Cette traversée autour de trois personnages, qui portent haut l’insurrection tunisienne, tout en exprimant les difficultés et les déceptions, donne un spectacle politique à dimension poétique repris au nouveau Théâtre de la Concorde.

Le 17 décembre 2010, en Tunisie, un homme s’immole et précipite ainsi le pays dans le processus qui ouvrira le Printemps Arabe. Les Tunisiens chasseront l’autocrate au pouvoir, le 14 janvier 2011. « Loin des célébrations nationales attendues, ce sont les désillusions qui ont gagné les cœurs et les esprits à la fin de cette décennie d’expérience démocratique, bientôt verrouillée par la résurgence d’un régime autoritaire », écrivent les auteurs.

Les hauts et les bas

Comment restituer cette « Révolution de Jasmin » sur une scène ? Les acteurs embrasent le plateau avec les moyens du théâtre, à commencer par leur corps, et embrassent l’Histoire. Après la séquence d’ouverture, absurde, où l’on entend de rares archives (conversation entre Ben Ali, aveugle, qui cherche à revenir, et ses conseillers qui l’en dissuadent), l’image d’une foule révoltée dans la rue est assez bluffante.

En effet, les acteurs ne sont que trois. Un défi de taille ! À eux d’occuper l’espace : d’abord trouver sa place ; puis prendre part au cours de l’Histoire, faire chœur dans cette tragédie. Quelques assises suffisent à signifier les petites luttes de pouvoir. Objet de conflits, la chaise déglinguée du début devient le symbole du « vivre ensemble », un des piliers de la démocratie. Un bidon et un cageot disent également beaucoup de l’état du pays.

Comment rendre compte de l’effervescence, la liesse et l’enthousiasme des débuts, mais aussi le désarroi ? C’est le second défi. Si tout part d’un individu, le peuple prend ensuite le relais. On saisit les répercussions au travers de dialogues très concrets, liés à des histoires personnelles, anonymes, loin des figures héroïques : « La démocratie, c’est une fiction pour te faire croire que tu peux être heureux dans la misère », dit l’homme.

Ce livret de paroles est inspiré d’entretiens. La liberté d’expression, la soif de justice, le désir de reconstruire et reverdir, le combat féministe, la peur devant l’ampleur de la tâche, le poids des traditions, la corruption, l’islamisation, la terreur, le besoin d’exil… De chamailleries en grands débats, de nombreux sujets sont abordés par de simples mises en situation. En dialecte (surtitré en français), le texte a une certaine résonance.

Sur scène, les personnages expriment donc à tour de rôle aspirations et amertumes, doutes et espoirs. Avec ce titre magnifique qui traduit parfaitement l’élan coupé net, Nos ailes brûlent aussi ne cherche pas à disséquer l’histoire des faits, mais à mettre en jeu les retombées de la révolution et les sentiments contrastés qui ont bouleversé les Tunisiens. Les deux générations en présence permettent de s’identifier et de souligner la variété des enjeux.

Impossible de tout dire !

Des images vidéo apportent du relief au propos, avec un mur sur lequel viendra s’inscrire la liste incomplète des martyrs, la mer où se perdent les migrants, les champs de blé dont rêve tout peuple affamé, l’horizon sur lequel se détache une jeunesse prête au grand saut, à déplier ses ailes… Pendant dix ans, le pays a suivi un chemin politique singulier, que traverse le spectacle à la manière d’un paysage.

Relevons la qualité esthétique de l’ensemble fondé sur un parti pris de sobriété, loin de tout cliché exotique : « Entre une séquence qui s’ouvre par une immolation et s’achève dix ans plus tard à un moment où le pays est à nouveau plongé dans l’obscurité, le plateau se déploie avec l’image dialectique du feu qui est celle de la cendre », explique Myriam Marzouki, qui pense aux « brûleurs de frontières » fuyant un pays exposé au dérèglement climatique.

La réussite de la mise en scène repose sur les ellipses et la polysémie. Entre démarche documentaire, qui nourrit le contenu, et les images fortes, on a la quintessence du travail de cette compagnie, entre vérité et poésie. Une façon non austère d’éclaircir le réel et de faire battre les cœurs.

« Une fois la Révolution faite, que devient la révolution ? »

Ce sujet ne pouvait qu’intéresser la Compagnie du Dernier Soir, portée par Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki, laquelle a grandi en Tunisie, et dont la démarche est par essence philosophique : contextualiser, poser les bonnes questions, manier les paradoxes… Pas de malentendu : « Le peuple, c’est l’ange malheureux de cette histoire », clame l’un des personnages. Pour autant, il apparaît très clairement que la responsabilité du devenir d’une nation est bel et bien collective. Malgré tout, la pièce s’achève sur une note d’espoir : « Les révolutions n’échouent pas. Elles prennent leur temps. »

23 ans de dictature, ce n’est pas rien ! Sans manichéisme, ni dogmatisme, le duo offre un spectacle politique qui nous amène à réfléchir sur la difficulté à faire société et à s’émanciper, surtout quand la servitude l’emporte sur l’intérêt général. Le sujet reste brûlant ailleurs, à commencer par la Syrie. Une reprise fort à propos afin de lancer ce nouveau lieu dédié à la culture et la démocratie. Nous aurons d’autres occasions d’en détailler les activités pluridisciplinaires et participatives car cette entrée en matière est engageante pour découvrir l’âme du Théâtre de la Concorde.

Léna Martinelli


Infos concernant la Cie du Dernier Soir sur Théâtre Contemporain
Mise en scène : Myriam Marzouki
Texte et dramaturgie : Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki
Avec : Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Ghita Serraj
Traduction et surtitrage : Hajer Bouden et Elie Youssef
Scénographie : Marie Szersnovicz
Création des images : Fakhri El Ghezal
Création vidéo et sonore : Chris Felix Gouin
Création lumière : Emmanuel Valette
Costumes : Laure Maheo
Collaboration chorégraphique : Seifeddine Manai
Durée : 1 h 15
Dès 15 ans

Théâtre de la Concorde • Grande salle Joséphine Baker • 1-3 av. Gabriel • 75008 Paris
Les 9 et 10 janvier et du 15 au 18 janvier 2025, à 20 h 30
Tarifs : De 0 € à 20 €
Réservations : en ligne • Tel. : 01 71 27 97 17 

Tournée :
• Théâtre Dijon Bourgogne CDN, dans le cadre de Théâtre en Mai

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Ce qui nous regarde », Myryam Marzouki, par Léna Martinelli

Photos © Christophe Raynaud De Lage ; © David Gallard ; © Dayan

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