Le Clown et le Prince
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
En convoquant la mythologie par le biais du clown, la Glorieuse Compagnie puise sa mine d’or dans le creuset d’un théâtre antique : « Œdipe Inside » est l’évocation haute en couleurs de ce prince grec au destin funeste, vu par le prisme fin et décalé de Boris Alestchenfoff.
Voici une version réjouissante de l’histoire d’Œdipe, fils de souverains, héros frappé du destin prédit par les oracles : tuer son père et épouser sa mère. Témoin narrateur, seul dans l’arène, le clown propose son regard averti : il semble avoir tout vu de la tragédie, en connaît par cœur les protagonistes et reconstitue la saga. Thèbes et Corinthe, Polybe et Mérope, Laïos et Jocaste. La machine infernale, ses devins, ses oracles et ses dieux.
Mais la narration clownesque de Boris Alestchenkoff déraille savamment. L’air de ne pas y toucher, le malheur d’Œdipe prend une saveur drôle inattendue, parsemée d’allusions à notre époque : l’agent de l’État qui ruisselle, les nouveaux dogmes de l’orthographe, les familles recomposées, dont Œdipe fait allégrement partie. N’est-il pas « amant de sa mère, fils de sa maîtresse, frère de ses fils et père de ses sœurs ? »
Il est accoutré comme personne, apparence un peu lunaire, un sac en plastique autour d’un pied, un autre autour du cou, façon collerette, le troisième tenu à bout de bras, bien en vue : « Ça commence là. Ça commence… mal. Je dis, et vous, vous voyez…vous voyez ?». Oui, Nous imaginons l’enfant abandonné dans le sac. Mais notre esprit ne s’égare pas longtemps sur les chevilles percées du nourrisson (c’est l’origine de son prénom, nous rappelle-t-on !). Le clown de la Glorieuse Compagnie nous a interpellés et nous garde maintenant au creux de sa paume, pour nous adresser sa propre vision, sa poésie à lui.
Les risettes à bébé sont suivies d’une déferlante qui fait mouche : Un enfant voué aux coups de becs de tout un tas de volatiles, moineau, pigeon, rouge-gorge, choucas, aigle royal, mésange charbonnière, mésange couturière, mésange sans emploi… ». Le catalogue est burlesque. Ce n’est pas le seul, dans ce texte fleuri.
L’exploit de la parole
Raconter, c’est l’exploit de ce clown-ci, sa virtuosité, sans tambour ni trompette, ni cabrioles ratées. L’art de Boris Alestchenkoff ne consiste pas à s’empêtrer d’une gestuelle faussement maladroite : il a le corps habile. Mais sa partition plurielle lui permet, au gré des personnages représentés, de se cogner sur les mots et de se prendre les pieds dans le tapis des syllabes. Il bugge, rate l’amorce, la contourne, ou s’en détourne : l’épopée est là, dans cette aventure vocale personnelle.
Son langage est « accidenté », explique-t-il. Un adjectif bien choisi pour commenter ce flux jalonné de ruptures, jeux de mots et ricochets. Qu’il traine ou cavale, suspende le temps en court, puis boucle la phrase au quart de tour, la tournure est impromptue et le timing en place. Éloquence irréprochable, Boris Alestchenkoff enchaîne rebondissements, phrases à rallonge et cassures de rythme. Il va vite, ne s’accorde pas d’effets de manche racoleurs et déroule un récit parsemé de jolies choses. On sourit à « l’étrange Oedipémie », ou au « What a Pythie » surgis entre deux virgules. Quel texte et quel orateur !
Avec trois bricoles
Très habilement mis en scène par Antoinette Romero, le comédien raconte tout avec presque rien. Un plateau cerclé de lumières, comme une piste de cirque, imageant le destin clos et sans échappatoire du héros ; deux ou trois sacs en plastique évoquant barbe, bonnet ou couronne ; des cailloux, pour désigner lieux et personnages : une pierre sera Corinthe, les autres seront les fratricides Etéocle et Polynice et les deux sœurs, Ismène, la sans histoire qui « fait tout bien », et Antigone, qui « « enterrait déjà ses jouets ». Un drap représente le lit de Jocaste, silhouette suggérée par le biais d’une marionnette à gaine créée en quelques secondes dans le tissu. Une belle idée.
Ces seuls accessoires suffisent amplement à délier notre imaginaire : Boris Alestchenkoff incarne en effet à lui seul une multiplicité parfaitement lisible pour le public. Il sait prendre toutes les voix, enchaînant avec virtuosité celle du prince ou du Sphinx, comme celle du devin ou du sage. Sa silhouette longiligne trace l’histoire, elle aussi, avec une fluidité pleine d’élégance.
Salves de rires
Notre clown-conteur déclenche nombre de fous-rires. L’oracle du mythe s’y prêtait particulièrement : encore fallait-il convaincre ! D’une voix d’outre-tombe, sourd un grognement guttural, syllabes grommelées en boucle : « Tu-ton-ra-ra-ton-ton-ra » etc. Il s’emballe, il s’emballe, puis touche au but : la phrase est dite. « C’est considérable », commente-t-il par la voix du devin médusé. Pauvre Œdipe, qui aurait pu connaître un « destin plus ample », comme Sisyphe, Prométhée ou Thésée ! Pourtant, rarement prédiction de parricide aura-t-elle autant enchanté !
Après le sort funeste, le réconfort d’un apaisement : en chantant le morceau « Music For a while », de Purcell, Boris Alestchenkoff qui a décidemment tous les talents, clôt le spectacle en beauté. 🔴
Florence Douroux
Œdipe Inside, de la Glorieuse Compagnie
Site de la compagnie
Mise en scène : Antoinette Romero
Corps, voix, texte : Boris Alestchenkoff
Durée : 1 h 05
Dès 8 ans
La Factory • Salle Tomasi • 4, rue Bertrand • 84000 Avignon
Du 29 juin au 21 juillet 2024 (sauf les 2, 9 et 16 juillet), à 10 heures
De 10 € à 20 €
Réservations : 09 74 74 64 90 ou en ligne
Dans le cadre du Festival off d’Avignon, 78e édition du 29 juin au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Concerto pour Deux Clowns », les Rois Vagabonds, par Léna Martinelli
Photos :
• Une : © Julie Bellanger-Adda
• Mosaïque : © Julie Bellanger-Adda © Antoinette Romero