« Petit Eyolf », de Henrik Ibsen, les Célestins à Lyon

« Petit Eyolf » © Tristan Jeanne-Valès

Silence, on assassine

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

En montant « Petit Eyolf », l’une des dernières pièces de Henrik Ibsen, Julie Berès démontre avec brio l’actualité brûlante du grand auteur norvégien et nous propose une plongée vertigineuse dans l’enfer du couple.

Que peut-il arriver de pire dans une famille que la disparition d’un enfant ? Ce que nous dit Ibsen autour de la mort d’Eyolf nous emporte pourtant bien plus loin encore que les réactions attendues à cette réalité bouleversante et terrible. Il fouille ainsi dans les cœurs de chacun pour y dénicher l’inavouable, il observe les effets dévastateurs de la douleur sur son objet d’étude préféré, le couple, mortifère et à tout jamais irréconciliable.

Quand le rideau se lève sur l’obscurité, est-ce la nuit ? Seul le bruit de l’eau qui goutte et s’écoule, le fjord puissant et dangereux… Puis, dans une succession rapide d’instantanés coupés par des noirs, Rita met en scène sa solitude et son ennui profond. À la manière d’une adolescente insupportable et bougonne, elle saute sur place telle une pile électrique, parcourt la pièce comme une toupie, se jette et se vautre sur le canapé. Le contraste entre le bruit de l’eau sournoise qui s’infiltre et le salon de cette maison bourgeoise très moderne (très « danoise »), confortable, vaste et lumineuse, est posé. Un mal invisible ronge la demeure. Comme Nora de Maison de poupée, Rita vit dans un environnement préservé où rien, en apparence, ne semble devoir arriver, mais où tout peut advenir.

À l’avant de la scène, un grand aquarium accueille des poissons, enfermés comme l’est Eyolf dans sa cage de verre au lointain : un immense cube transparent empli de jouets magnifiques aux couleurs pimpantes. Le petit garçon a tout ce dont il pourrait rêver, lui aussi. Sauf la réponse à la question qu’il pose : est-il vraiment vivant ?

Sauf la vérité. Et la liberté. Et la pleine jouissance de son corps. En permanence sous le regard d’autrui, il est objet d’étonnement qu’on exhibe comme on s’en protège en le maintenant à l’écart. La chambre est d’ailleurs insonorisée, les voix ne traversent les cloisons de verre qu’au moyen d’une télécommande. Car Eyolf est handicapé. Il ne peut pas courir, à peine marcher avec des béquilles, à la suite d’un accident survenu dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons. Il pourra cependant s’éloigner de la maison sans que personne ne s’en inquiète : sortilège de la Dame aux rats ? Désir de prendre le large ? Désir d’en finir ? Qui suit-il vraiment ?

Secrets et mensonges

Le décor de Julien Peissel suffirait à exprimer l’isolement d’Eyolf et le peu d’affection que sa mère lui porte. Il ne suscite chez elle qu’irritation. Et chez son père ? Car il existe, bien entendu, un père, Allmers, universitaire tout entier consacré à sa thèse sur la responsabilité. Or ce père revient d’un long voyage avec l’inébranlable, et brutale, et inexplicable, intention d’abandonner ses travaux philosophiques pour se dévouer corps et âme au bonheur de son fils ! Tocade dont il ne s’est jamais ouvert à Rita et sur laquelle il ne demande aucun avis, renvoyant son épouse à son incompétence maternelle et à sa vacuité essentielle. Tel le beau-père de Fanny et Alexandre, Allmers sait ce qu’il fait pour les autres. La responsabilité étouffe en lui tout amour.

Sauf celui qu’il éprouve pour sa sœur Asta, troisième personnage du drame, à qui est confiée l’éducation d’Eyolf. Cette sœur qu’Allmers aime d’une façon plus qu’équivoque. La direction de Julie Berès met en lumière le désir qui envahit Allmers dès qu’il s’approche de sa sœur : leurs corps sont toujours un peu trop près, bizarrement. Comme si la proximité fraternelle se muait en promiscuité… Et Rita le guette, le sait, le craint. Autre axe de sa folie qui voit en ceux qui leur sont les plus proches et les plus chers des écrans qui la séparent de son mari.

Ce duo n’a donc que faire d’un enfant, handicapé de surcroît, et qui leur rappelle leur faute inexpiable : leur rôle dans l’infirmité de ce fils, tombé de l’endroit où ses parents l’avaient posé le temps d’une étreinte… Parents coupables qui rejettent leur responsabilité l’un sur l’autre. Parents indignes ? C’est là toute la subtilité d’Ibsen qui fait d’Allmers et Rita des personnages universels en lesquels il est possible de reconnaître ces pensées honteuses, ces désirs monstrueux qui couvent en chacun de nous…

Interprètes sur le fil

Lorsque Eyolf disparaît, la douleur est à la mesure de leur absence d’amour : désormais plus rien n’est réparable. Les comédiens nous donnent à voir le spectacle de la souffrance la plus crue, la plus nue, avec ses cris, ses pleurs, ses démonstrations hypertrophiées. Anne‑Lise Heimburger dans le rôle de Rita est d’une justesse bouleversante. Elle compose une femme violente, passionnée, douloureuse, excessive, à la manière d’une Gena Rowlands dans Une femme sous influence de Cassavetes. À l’inverse, Gérard Watkins, sanglé dans l’uniforme trop petit pour lui que portait son fils avant de mourir, se rigidifie chaque minute un peu plus, tout en rêvant d’un paradis perdu où les jeux érotiques pouvaient passer pour innocents.

Tous les comédiens interprètent leur rôle avec une grande sensibilité et une profonde intensité : Julie Pilod, attachante Asta, Valentine Alaqui en Eyolf, Sharif Andoura en Borgheim, tous deux constamment justes, et la cantatrice Béatrice Burley, impressionnante en Dame aux rats.

La mort atroce de l’enfant révèle un peu plus chacun à lui-même et aux autres, de même qu’elle fait sauter les derniers verrous : secret de famille dévoilé au grand jour, qui semble autoriser l’amour rien moins que fraternel du frère pour la sœur.

Malgré la prégnance du sujet et des sujets de cette histoire, il faut encore une fois saluer Julien Peissel et Éric Le Bars aux lumières qui composent des images de toute beauté : Petit Eyolf submergé par des trombes d’eau ou gisant au fond de l’aquarium, nuages noirs envahissant l’espace de la chambre comme des taches d’encre, marches d’escalier semblables à des vagues où l’on s’enfonce, requin-jouet grandeur nature gonflé à l’hélium qui quitte la chambre pour flotter dans les airs et s’immiscer dans le salon… Dans ce monde onirique, fantasmatique, surréaliste, l’impossible est présent, à travers cette Dame aux rats qui ne peut que nous évoquer un certain Joueur de flûte et lorgner du côté d’un Homme aux rats qui ressemble à Allmers comme un frère. Enfin, la modernité et l’efficacité de la traduction d’Alice Zeniter, qui laisse intactes les ellipses du texte, sans jamais trahir l’auteur, nous rendent étonnamment familière cette histoire d’une autre époque. Quant à la mise en scène, elle ouvre des champs à l’imaginaire et compose un univers inquiétant, si proche… 

Trina Mounier


Petit Eyolf, de Henrik Ibsen

Traduction : Alice Zeniter

Mise en scène : Julie Berès

Avec : Valentine Alaqui, Sharif Andoura, Béatrice Burley, Anne‑Lise Heimburger, Julie Pilod, Gérard Watkins

Adaptation : Julie Berès, Elsa Dourdet, Alice Zeniter, Nicolas Richard

Chorégraphe : Stéphanie Chêne

Dramaturge : Olivier Barron

Scénographe : Julien Peissel

Assistant scénographe : Camille Riquier

Créateur lumière : Éric Le Bars

Assistant créateur lumière : Léo Grosperrin

Créateur son : Stéphanie Gibert

Créateur costumes : Aurore Thibout

Assistant de création de costumes : Florinda Donga

Arrangement et direction musicale : Ariana Vafadari

Photos de Petit Eyolf : © Tristan Jeanne-Valès

Production déléguée : espace des Arts, scène nationale de Châlons-sur-Saône

Coproduction : Cie Les Cambrioleurs, Comédie de Caen – C.D.N. de Normandie, espace des Arts, scène nationale de Châlons-sur-Saône, Célestins – Théâtre de Lyon, Le Parvis – scène nationale de Tarbes-Pyrénées, Théâtre Gérard Philipe à Champigny, Le Grand Logis – scène conventionnée de Bruz, Théâtre du Pays-de-Morlaix

Avec le soutien du T.2.G. – C.D.N. de Gennevilliers et de l’Établissement public du Parc et de la Grande Halle de la Villette

Avec la participation du Jeune Théâtre national

Ce spectacle a reçu l’aide du Centre national du théâtre

La Cie des Cambrioleurs est conventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication / D.R.A.C. Bretagne, par la région Bretagne et par la ville de Brest et soutenue pour ses projets par le conseil général du Finistère

Les Célestins • 8, place Charles-Dullin • 69002 Lyon

Réservations : 04 72 77 40 00

www.celestins-lyon.org

Durée : 1 h 50

Tarifs de 9 € à 35 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories