Savamment populaire
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Le parcours théâtral de Claire Truche commence de façon tout à fait étonnante. Désirant devenir camerawoman, elle intègre à sa grande surprise le conservatoire régional de Grenoble et reçoit une formation de comédienne sous la direction d’Abès Feraoun. Elle découvre la capacité du théâtre à être une formidable école de l’apprentissage de la vie et du monde. En 1992, tombant sur le dossier d’instruction du procès de l’anarchiste Caserio, l’homme qui assassina le président Sadi Carnot à Lyon, elle en fait la matière de son premier spectacle fondant ainsi la Nième Compagnie. Cette création inaugure l’une des interrogations traversant toujours son métier, à savoir questionner l’hiatus entre les moyens de faire passer ses idées et la quête de la connaissance de l’autre. Elle installe au cœur de sa dramaturgie une volonté anthropologique qui nourrit inlassablement son travail d’écriture, d’adaptation et de mise en scène. L’exploration de la langue, outil majeur de la différence, critère d’évaluation essentiel de l’intelligence comme de la connerie humaines, irrigue jusqu’à aujourd’hui sa démarche artistique.
Se souvenant qu’enfant, elle « se sentait trop loin du théâtre » dans une salle de spectacle, elle revendique pour elle-même et pour le public « une envie d’être près » en construisant surtout de petites et moyennes formes. Théâtre de proximité, partage de l’énergie du langage, récits contemporains bâtis avec des outils artisanaux sont les maîtres mots de sa démarche. Quelques titres récents de ses spectacles, présentés comme déambulations, conférences dramatisées ou véritables pièces jouées sur un plateau permettent de savourer l’intelligence et l’humour animant sa recherche : Incendie de Fauré, Un chacal, des chamots, Comment je suis devenu stupide, Musée Beckett, Soirée théâtrocervicale à moins qu’elle ne soit cérébrothéâtrale, Petites notes mathématiques.
Claire Truche aime avec gourmandise mettre en avant une autre et rare option de son travail, sa passion pour les cultures scientifiques. Son implantation avec le Théâtre Astrée au sein du domaine de l’université Lyon‑I s’accorde parfaitement avec sa boulimie de lectures concernant les mathématiques, les neurosciences et l’informatique. Une part importante de ses créations repose sur son choix de développer des collaborations avec des universitaires pour rapprocher en toute complicité deux mondes qui se tiennent généralement à distance, celui du théâtre et de la recherche. Là encore, il s’agit expressément, sans didactisme ni simplification, d’inventer des formes dramatiques nouvelles. Elle appelle cela, toujours de façon humoristique, son « darwinisme » esthétique. Originale attitude donc que celle d’une metteuse en scène multipliant les travaux de compagnonnage entre détenteurs du savoir, comédiens professionnels ou amateurs, musiciens, danseurs, chanteurs, étudiants et spectateurs curieux.
Bien qu’émerveillée par, notamment, les somptueuses créations de Georges Lavaudant à l’époque où elle suivait sa formation de comédienne à Grenoble, Claire Truche préfère maintenant s’appuyer sur son intérêt pour l’art brut et les objets du quotidien qu’elle détourne métaphoriquement et poétiquement. Une barrière de bouteilles bleutées et translucides en plastique pour représenter une banquise, des tas de guindes pour imager nos deux pôles cérébraux. C’est en archéologue du présent qu’elle se sent bien, cherchant à débusquer dans chacune de ses réalisations ce qui s’essaye à domestiquer l’individu. Manifestation évidente de la dimension politique d’un travail qui souhaite faire fréquenter le théâtre à ceux qu’ennuient de nombreuses productions austères et élitistes.
Toutefois, et c’est d’importance, l’itinéraire de Claire Truche ne se résume pas à la solitude talentueuse d’une artiste narcissique. En alternance avec ses propres œuvres, la Nième Compagnie s’attache à coopérer avec des comédiens, eux aussi metteurs en scène, comme Jean‑Philippe Salério, Rémi Rauzier, avec des chercheurs comme Gaëtan Sanchez, avec des auteurs comme Patrick Dubost, Rémi De Vos, Martin Page. La dimension indispensable du travail collectif fait partie intégrante du projet. La récente création de Claire Truche, intitulée la Métaphore du canari, inspirée par une phrase d’Alejandro Jodorowsky : « Un oiseau né en cage pense que voler est une maladie » et présentée au Théâtre Astrée actuellement est une occasion concrète de se faire une idée de la qualité d’un cheminement atypique sachant provoquer le plaisir du public. ¶
Michel Dieuaide
http://theatre-astree.univ-lyon1.fr/