Jeu de massacre
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Alain Françon monte la célèbre pièce d’Edward Albee, « Qui a peur de Virginia Woolf ? », immortalisée à l’écran il y a 50 ans par Mike Nichols avec Liz Taylor et Richard Burton. Sans se dégager totalement de cette adaptation, il parvient à la faire oublier. Dominique Valadié et Wladimir Yordanoff donnent corps à la rage et la perversité de ce jeu de massacre époustouflant.
C’est un combat féroce auquel nous convie Edward Albee, un duel sans merci entre un homme et une femme qui se sont aimés. Ils s’aiment sans doute encore, mais ils trouvent dans leur haine réciproque un moteur apte à ranimer les feux éteints. C’est aussi un jeu, une spirale de faux-semblants, de mensonges et de manipulations, une mise en scène qui n’attend que des spectateurs pour se déployer.
C’est pourquoi le combat ne pourra véritablement commencer qu’à l’arrivée d’un jeune couple, deux faire-valoir invités à boire un verre pour en réalité assister à ce match. Le grand plateau du Théâtre national populaire est resserré sur une sorte de vestibule, desservant le reste de la maison. Meublé d’un simple canapé, il va permettre aux hôtes de disparaître sous les prétextes les plus divers, tandis que les invités y sont, eux, littéralement coincés. L’espace relève d’un ring sur lequel seules les lumières ciselées de Joël Hourbeigt font vivre le monde extérieur, en soulignant l’avancée du temps. Les quelques marches imaginées par Jacques Gabel, qui signe le décor, introduisent un déséquilibre, un risque permanent de chute.
Se font face : Martha, la fille du doyen de l’université, la cinquantaine alcoolisée et les blessures à fleur de peau, et George, son époux, titulaire de la chaire de littérature – il aurait dû logiquement succéder à son beau-père. Très rapidement, ils entrent dans le vif. Les insultes pleuvent, exprimant les rancœurs, le mépris, l’amertume, le désir d’humilier. Pas de quartier ! Dominique Valadié, vacharde, le visage dur et marqué, le rire hystérique, s’oppose à Wladimir Yordanoff, le corps voûté, le regard las, mais l’œil sardonique et le sourire mauvais. Ce sont d’immenses acteurs capables d’assumer toutes les facettes de leur rôle et de nous surprendre, toujours. L’enjeu de la bataille entre George et Martha se perd dans la nuit de leur couple. Mais si l’on se réfère à la scène finale, où les deux boxeurs s’écroulent l’un à côté de l’autre, il en est aussi le plus fort ciment.
Le grand art de la manipulation
Donner en spectacle ce jeu sauvage suscite une jouissance malsaine mais irrésistible. Tout plutôt que de rester seul à seul. Et déjà une autre dimension se dessine : entraîner dans sa chute ce public enchaîné, incapable de fuir, lie Martha et George de manière indissoluble. Dans cette prestation, enfin, ils se reconnaissent.
Difficile pour les deux tourtereaux d’exister face à eux. Julia Faure et Pierre-François Garel parviennent pourtant à faire évoluer leur personnage, rendant perceptibles les fêlures qui s’insinuent entre eux. Très rapidement, on comprend que ce jeune couple n’est que le double de l’autre. Leur blessure secrète est du même ordre. Ils sont magnifiques.
Le texte d’Albee est puissant. Il joue à la perfection des énigmes, semant ça et là de petits embryons de sens pour mieux s’envoler dans d’autres directions. Les dialogues sont brillantissimes et jubilatoires. La mise en scène d’Alain Françon les fait magistralement ressortir. Il sait à merveille trouer ces répliques, qui claquent comme des balles, de lourds silences chargés de sous-entendus et de menaces. Il imprime un rythme tout en ruptures à ces dialogues qui n’en finissent pas de ricocher. Les comédiens trébuchent, vacillent, comme si la verticalité leur était difficile, et pas seulement à cause de l’alcool – plus sûrement, les aide-t-il à tenir debout.
Un sentiment de déjà-vu n’est toutefois pas impossible, comme si le metteur en scène ne parvenait pas à effacer complètement le souvenir du sublime film de Mike Nichols. Mais il fait de l’œuvre un hommage appuyé et vibrant au théâtre qui transcende tout, donne chair au mensonge, revivifie les amours mortes et rend passionnant l’exercice de la perversité. Surtout, en actualisant décors, costumes et gestuelle, il démontre l’universalité de la pièce d’Edward Albee. ¶
Trina Mounier
Qui a peur de Virginia Woolf ?, d’Edward Albee
Mise en scène : Alain Françon
Traduction : Claude Porcell
Le texte est publié chez l’Arche Éditeur
Avec : Dominique Valadié, Wladimir Yordanoff, Julia Faure, Pierre-François Garel
Assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey
Décor : Jacques Gabel
Costumes : Patrice Cauchetier, Anne Autran
Lumière : Joël Hourbeigt
Musique originale : Marie-Jeanne Sérévo
Construction du décor : Atelier Devineau
Production Théâtre de l’Œuvre et Laura Pels
Avec le soutien de la Fondation Jacques Toja pour le théâtre
Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 30 mai au 3 juin 2017 à 20 heures
Durée : 2 heures
De 9 € à 25 €
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