« Se trouver », de Luigi Pirandello, Théâtre national de Bretagne à Rennes

La lumière et la grâce d’Emmanuelle Béart

Par Jean‑François Picaut
Les Trois Coups

On se souvient de son magnifique retour sur scène dans « les Justes » de Camus. Stanislas Nordey, qui avait alors convaincu Emmanuelle Béart de renouer avec les planches, après plus de douze ans d’absence, vient de décider l’actrice à récidiver dans « Se trouver » de Pirandello. Pour notre plus grand bonheur.

Dans le mouvement de va-et-vient entre le répertoire contemporain et la redécouverte du passé qui caractérise son parcours déjà imposant, Stanislas Nordey a décidé de ressusciter Se trouver (Trovarsi), un texte de Pirandello datant de 1932. Ressusciter est bien le terme qui convient puisque, depuis sa création en France, en 1966, par Claude Régy, la pièce n’a plus guère été représentée.

L’argument en est assez simple. Donata Genzi (Emmanuelle Béart), une actrice au sommet de la gloire et tout entière dévouée à son art, s’est retirée dans la superbe villa d’Elisa Arcuri (Claire‑Ingrid Cottanceau), une amie d’enfance, pour faire retraite en elle-même, en quête de sa véritable identité. La pièce, en trois actes, explore, à travers le personnage de Donata Genzi, la question des rapports entre l’art et la vie. Pirandello y mêle le thème du double, récurrent chez lui, à travers le motif du miroir.

Dans un premier temps, la Genzi, pleinement comédienne, ne se trouve pas comme femme. Puis, elle croit se trouver comme femme, mais la comédienne se rappelle à son bon souvenir, et elle se perd. L’art et la vie sont‑ils donc décidément incompatibles ? Pirandello semble vouloir les concilier, malgré tout, dans une scène finale très saisissante : il ne s’agit pas d’abord de se trouver, il faut « se créer, et alors on se trouve ! ».

Comme une partition vocale

Nordey a situé le premier acte dans le décor grandiose, tout en gris, du patio de ce qui pourrait être l’équivalent d’une villa palladienne, au centre duquel figure un escalier proprement monumental. Cet acte, un peu bavard, joue sur deux thèmes : les préjugés qui entourent les mœurs des comédiennes et une réflexion renouvelée autour du Paradoxe sur le comédien de Diderot. Nordey traite cette matière avec son style habituel, distancié et presque hiératique. Le petit groupe de mondains, invités d’Elisa Arcuri, est mis en scène un peu à la façon d’un chœur, et le texte est interprété comme une partition vocale. On parle beaucoup de la Genzi, sans qu’elle soit là. Et quand elle apparaît enfin (l’attente est moins longue que dans Tartuffe, tout de même), c’est en majesté, superbe dans une magnifique robe de soirée verte : la déesse quitte l’empyrée pour se mêler aux hommes. Mais le problème de cette déesse, c’est qu’elle cherche son humanité ! Emmanuelle Béart fait sentir concrètement le déchirement issu de ce dilemme, avec une remarquable économie de gestes, en concentrant toute son expressivité dans la mobilité du visage et des yeux, dans la modulation de la voix.

« Se trouver » © Brigitte Enguérand
« Se trouver » © Brigitte Enguérand

Après un spectaculaire changement de décor à vue, le deuxième acte nous transporte dans un atelier d’artiste, celui d’Ely Nielsen (Vincent Dissez). L’actrice et le peintre s’y sont réfugiés après que leur tentative de fuir les mondanités en prenant la mer s’est soldée par un naufrage, et peut-être une tentation du suicide pour Donata. Celle-ci essaie de se trouver en mettant en œuvre une tentative de « se perdre dans l’amour ». Très vite, cependant, elle s’aperçoit que, même dans l’amour, les gestes de la femme reproduisent ceux que la comédienne a appris. C’est, en quelque sorte, le paradoxe inversé. Dépouillée des oripeaux de la diva, en simple nuisette pourrait-on dire, Emmanuelle Béart est bouleversante d’humanité tout au long de cet acte. Et, il faut bien convenir qu’elle vole la lumière à Vincent Dissez.

Le troisième acte nous fait retrouver une partie des protagonistes dans la chambre d’hôtel, la suite plutôt, occupée par le couple Genzi-Nielsen. Ely ne supporte pas de retrouver dans l’actrice les gestes de la femme qu’il aime. C’est la rupture. Donata doit trouver comment sortir de l’impasse où l’enferme l’impossibilité (apparente ?) d’être pleinement femme et pleinement artiste.

La palme revient à Emmanuelle Béart

Stanislas Nordey, voit dans Se trouver « le chaînon intermédiaire entre ces deux sommets du théâtre de Pirandello que sont Six personnages en quête d’auteur et les Géants de la montagne ». Entouré d’artistes qui l’accompagnent depuis longtemps, il a monté ce texte en restant fidèle à ses choix esthétiques. On y retrouve cette économie de gestes faite de répétitions et cette diction proprement théâtrale qui ont le don d’exaspérer certains spectateurs. La fidèle Claire‑Ingrid Cottanceau excelle à ce jeu, qu’elle pousse ici à la limite de la caricature, sans doute pour souligner le côté artificiel de son personnage, proche du stéréotype des confidentes dans le théâtre classique. Vincent Dissez n’est pas loin de l’égaler dans certaines scènes, et il faut bien dire qu’on le souhaiterait parfois plus naturel, à l’exemple de Frédéric Leidgens (le comte Gianfranco Mola). La palme de l’interprétation revient sans conteste à Emmanuelle Béart, et, pour nous, son art culmine dans le long monologue qu’elle tient devant son amie Elisa et le comte Mola.

Merci à Stanislas Nordey d’avoir convaincu cette admirable artiste de revenir au théâtre. Sa mise en scène révèle dans toute sa profondeur l’humanité de son interprète, faite de force fragile et de lumière. C’est bien ce qu’on appelle la grâce. 

Jean-François Picaut


Se trouver, de Luigi Pirandello

Traduction : Jean‑Paul Manganaro

Mise en scène : Stanislas Nordey

Collaboratrice artistique : Claire‑Ingrid Cottanceau

Avec : Emmanuelle Béart (Donata Genzi), Claire‑Ingrid Cottanceau (Elisa Arcuri), Michel Demierre (Carlo Giviero), Vincent Dissez (Ely Nielsen), Raoul Fernandez (Volpes), Marina Keltchewsky (Nina), Frédéric Leidgens (le comte Gianfranco Mola), Marine de Missolz (une femme de chambre), Laurent Sauvage (Salò), Véronique Nordey (la marquise Boveno), Julien Polet (Enrico)

Scénographie : Emmanuel Clolus

Lumières : Philippe Berthomé

Son : Michel Zurcher

Costumes : Raoul Fernandez

Coiffures : Jean‑Jacques Puchu‑Lapeyrade

Photo : © Brigitte Enguérand

Théâtre national de Bretagne • salle Vilar • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes

www.t-n-b.fr

Réservations : 02 99 31 12 31

Création au T.N.B. à Rennes du 31 janvier au 11 février 2012 à 20 heures

Durée : 2 h 45

25 € | 10 €

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