La fin de la culture
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Journaliste et écrivain, Svetlana Alexievitch recueille depuis plus de trente ans les paroles de ses contemporains. Ces voix qu’elle a sorties de l’oubli, Olivier Rey en a confié la restitution à deux grandes comédiennes, Marief Guittier et Magali Bonat.
Le plateau, étroit, est posé entre les pierres encadrant le bassin où les lavandières lessivaient le linge. Ce décor qui rappelle une autre époque et un monde ouvrier, avec ses néons au plafond, ses chaises en plastique et ses tabourets de bois tout autour pour les spectateurs, convient parfaitement à ce qui va nous être raconté. Les voix que nous allons entendre parler de politique, et plus particulièrement des années 1990 en U.R.S.S., sont celles de pauvres gens que Svetlana Alexievitch interroge avec empathie. Elle le fait pour recueillir, non leurs témoignages, mais leurs souvenirs faits d’impressions, de petits faits du quotidien et aussi leurs espoirs brisés, leurs convictions accrochées par l’énergie du désespoir.
Sur ce plateau, donc, pour tout accessoire, un micro devant lequel Marief Guittier et Magali Bonat – bien qu’avec leurs photocopies surlignées de jaune elles jouent le jeu de la lecture-spectacle – incarnent tous ces hommes et ces femmes (ces femmes surtout) de la rue, donnent à ressentir leurs émotions, leur dignité, leur tristesse, leur désillusion. Durant toute une première partie, c’est un patchwork de paroles destinées à nous faire éprouver la brutalité des changements que ces gens ont vécus. Ils sont passés d’une idéologie rigide, d’un enfermement des consciences, de la peur permanente à l’espoir d’un renouveau, l’enthousiasme fou, la foi en un homme, Gorbatchev, qui figura un temps la liberté, un monde nouveau. Puis ils ont connu l’écrasement de cet espoir sous le joug d’un capitalisme sans aucune règle, inhumain, violent et surtout inculte. Avec lui, les rêves de Coca ou de lingerie fine ont remplacé Tchekhov…
Au revoir Tchekhov
Puis, dans une seconde partie, Olivier Rey, qui a conçu le montage, introduit des interviews plus longues qui laissent apparaître de vraies personnes, permettent d’entrevoir leur histoire, les moments de leur vie, l’imbrication de ceux-ci dans la grande histoire, celle de la grande Russie, du communisme, de sa lente agonie, de ses terribles soubresauts. Pour répartir les rôles, il distribue les témoignages en fonction des deux comédiennes qui jouent sur leurs différences : à Marief Guittier la colère, la véhémence, la force ; à Magali Bonat les paroles d’espérance, les souvenirs doux, la volonté d’y croire encore.
Pour rythmer ce qui est aussi un spectacle, éviter l’usure de documents sonores tous passionnants et bouleversants, Olivier Rey intercale des images d’archives qui sont projetées sur le mur en arrière-fond, comme autant d’incursions dans la mémoire des personnes / personnages. L’image tremble, les couleurs sont passées, les films ne se rapportent pas seulement aux grands hommes ni aux principales étapes politiques (vues du journal télévisé français). On voit aussi les soldats marcher au pas et surtout toutes ces publicités pleines de blondes jeunes et à demi dévêtues censées faire vendre et vanter un nouvel idéal au son de musiques artificiellement joyeuses. Un désastre culturel, un effondrement de tout ce à quoi on a cru, l’irruption insolente des valeurs neuves de l’argent, du culot, de la consommation…
Olivier Rey, Marief Guittier et Magali Bonat partagent leur découverte de ce livre magnifique (qui reçut comme il se doit le prix Médicis en 2013) et leur admiration pour l’auteur comme leur empathie pour ceux qui s’expriment par leur voix. Ils en font un moment de théâtre, respectueux des textes, pudique dans ses effets, toujours juste. ¶
Trina Mounier
Seconde main, lecture-spectacle d’après la Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, de Svetlana Alexievitch
Paru aux éditions Actes Sud
Conception et direction : Olivier Rey
Avec : Magali Bonat et Marief Guittier
Vidéo : Aurélien Lepetit
Régie : Frédéric Giroud
Photo : © D.R.
Production : le Lavoir public
Le Lavoir public • 4, impasse de Flesselles • 69001 Lyon
Réservations : 09 50 85 76 13
Du 19 au 22 janvier 2015, à 20 heures
Durée : 1 h 30
8 € + 2 € d’adhésion