« Suzanne, une histoire du cirque », « Clan cabane », Festival Multi-pistes 2025, Nexon

clan-cabane-la-contrebande © Théo-Lavanant2

Se souvenir des belles choses

Laura Plas
Les Trois Coups

Dernière soirée de Multi-pistes. Au programme, une histoire sensible et intime du cirque d’antan, façon soirée diapo avec « Suzanne, une histoire du cirque » et pour finir en beauté « Clan cabane », sorte de « De amicitia » circassien joyeux, inventif, collectif.

Alors bon, on s’est dit face à Suzanne, une histoire du cirque : « Mais était-il nécessaire de montrer ce truc sous un chapiteau ? » On avait eu beau attendre. Nada, que pouic, pas une roulade, pas un artiste de cirque sur une scène vide. Words, words, and… pictures. Pendant une heure on avait en effet écouté une jeune femme pas forcément très à l’aise sur scène. On avait vu défiler des images dignes d’une soirée diapos en famille. On aurait dû regarder le teaser, hommage au Mépris de Godard, totalement cinéphilique.

Pourtant quand la dernière image – puisqu’il s’agit bien d’images – s’est éteinte et qu’Anna Tauber est revenue saluer avec la modestie qui avait été la sienne pendant une heure et demie, les applaudissements crépitaient. Et pourtant après une nuit, on y pense encore et on a l’impression que cette étrange conférence-confidence résistera à l’érosion. Peut-être parce qu’elle a tissé un lien avec chacun des spectateurs.

Des bouts de moi

On a souvent peur au cirque, on est souvent époustouflée, mais d’une certaine manière la prouesse nous exclut. Ici, au contraire, on se retrouve en scène. Anna, ce pourrait être soi. Elle aime une chanteuse de variété. Sa pudeur nous offre souvent la vision de ses paupières. Sa diction n’est pas celle d’une comédienne. Surtout, elle nous parle, nous confiant les fragments d’une histoire, qui croise (ou croisera) inéluctablement la nôtre. Parfois, comme l’interprète, on aimerait retrouver des archives, des photos de visages qu’on ne verra plus jamais. On ressemble à Barthes s’obstinant dans La Chambre Claire à retrouver sa mère sur une photographie du jardin d’hiver. Et il nous reste peut-être seulement quelque chose d’aussi futile en apparence, d’aussi fragile qu’une chanson de Dalida.

Alors on se sent en famille, une famille très élargie, faite des absents, comme des comparses, de cette aventure improbable au long cours. Au centre : une figure radieuse, celle de Suzanne, acrobate du duo des Antinoüs. Elle illumine, les clichés en noir et blanc qu’Anna Tauber exhume. À plus de 70 ans, elle est belle en couleurs d’aujourd’hui. Pleine d’humour et d’alan, elle exprime le sentiment d’Anna Tauber : « Vivre vraiment, ce n’est pas forcément vivre longtemps, mais avec ce sens du risque qui est propre au cirque ». Et qu’on soit d’accord ou pas, on se dit qu’il aurait été dommage de ne pas faire connaissance avec ce sacré bout de femme.

Antinoüs sorti du fleuve

Suzanne ne connaît pas bien Antinoüs, le personnage qui donnait son nom à son duo. Et pourtant ce jeune homme éblouissant pourrait être une figure tutélaire du projet. Car si l’empereur Hadrien n’avait pas de pellicule, il multiplia les figures de cet être tant aimé englouti par le Nil. Et nous le comprenons au sortir d’un spectacle. Nous avons été heureux, mais nous sommes conscients de devenir les dépositaires faillibles de beautés que le temps ensevelira. Alors, reste l’archive. Alors, on rêverait que la photographie, l’image ramènent du fonds du Nil de nos mémoires le galion englouti. C’est encore plus vrai du cirque : il n’a réussi à survivre qu’au prix de mutations qui ont sonné bien des glas. Alors oui, finalement, pourquoi pas des mots, des images sur une scène vide… Pour dire ce vide, pour l’animer un peu de beaux fantômes.

Clan Cabane nous ramène en un territoire de cirque qui ne déplairait peut-être pas à Anna Tauber. On y découvre des prouesses magnifiques, du risque, une vitalité qui fait encore plus de bien que la brise qui souffle ce soir-là, au jardin des Sens, Voici cinq garçons dans le vent et défiant les lois de la pesanteur. L’un, Pablo Manuel est aussi musicien. On reste parfois sceptique face à la musique de cirque. Pas là. Son beat est comme le cœur battant du spectacle. Tantôt, grâce à un système de capteurs, il en est la caisse de résonnance ; tantôt il en donne le tempo. Le trempoline palpite, éjecte dans un souffle les acrobates tous meilleurs les uns que les autres et la musique bat la chamade.

L’autre loi de la jongle

Dans le magnifique cadre de verdure du château, on ressent d’autant plus l’organicité d’un spectacle orchestré avec tant de maîtrise qu’il donne l’illusion inverse du plus grand naturel. Depuis les envolées de Yoann Bourgeois, on n’avait pas ressenti un tel sentiment de grâce face au trempoline. Dans une habile dramaturgie, le spectacle se construit comme une cabane avec des ratés réussis (pour une fois, on s’y laisse prendre), des touches d’humour, un jeu avec la scénographie.

« Clan cabane », cie La Contrebande © Théo Lavanant

Il ne cesse de se réinventer. Sous des airs bruts, il s’appuie sur une solide charpente. Peu à peu, ce qui s’édifie, c’est le collectif. Par exemple, à un moment, les deux trempolines renvoient en miroir leurs interprètes, dans un ballet incroyable. Un acrobate, puis deux, puis d’autres, se croisent dans les airs : on a l’impression de découvrir une nouvelle forme de jonglage.

Mais l’union ne fait pas seulement la beauté, elle fait la force politique. Comme le dit une enfant dans le joli enregistrement ajouté ponctuellement à la musique live : « J’ai jamais eu de cabane toute seule. ». La cabane, Marielle Macé l’a théorisée dans un joli petit essai, c’est l’enfance buissonnière, mais aussi le refuge et le refus. On y prend le parti des petits lapins, des arbres qu’on abat. On y vit autrement, on y construit des spectacles autrement. Ensemble, fraternellement, en s’appuyant sur l’épaule, la tête, le buste d’un copain, en lui tendant la main, s’il en éprouve le besoin.

Et cette main est aussi tendue au public grâce au personnage créé par Pablo Manuel. Ce personnage, avec ses atermoiements, ses prouesses à taille humaine, sa proximité spatiale avec l’assistance nous fait une place dans la cabane. L’amitié, l’entraide : l’autre loi du cirque.

Laura Plas


Suzanne, une histoire du cirque, cie du Vide
Site de la compagnie
Conception et mise en scène : Fragan Gehlker, Anna Tauber
Avec : Anna Tauber
Durée : 1 h 20
Dès 10 ans
Vaisseau, Château de Nexon • 6, place de l’Église • 87800 Nexon
Les 15 et 16 août 2025
Tournée ici :
• Le 12 septembre, Cirque Jules Verne, pôle cirque d’Amiens (80)
• Du 26 novembre au 7 décembre, Théâtre des Amandiers, à Nanterre (92)
• Du 17 au 20 décembre, Théâtre des Célestins, à Lyon (69)
• Du 12 au 21 février 2026, 104, à Paris (75)
• Du 13 au 19 mars, Théâtre Garonne, à Toulouse (31)
• Du 25 au 26 mars, Théâtre scène nationale, à Mâcon (71)

Clan Cabane, La Contrebande
Site de la compagnie
Conception et jeu : Johan Caussin, Antoine Cousty, Emilien Janneteau, Pablo Manuel, Raphael Milland
Aide à la mise en scène : Jean-Benoît Mollet
Durée : 45 minutes
Dès 8 ans
Jardin des sens, Château de Nexon • 6, place de l’Église • 87800 Nexon
Les 15 et 16 juillet 2025Tournée ici :
• Le 17 août, dans le cadre de Cirque au jardin, à Marcouyeux (19)
• Le 27 août, dans le cadre du Festival Gasc’On Tour, à Mont de Marsan (40)
• Les 29 et 30 août, dans le cadre des Fêtes d’Agen, à Agen (47)
• Le 20 septembre, à l’Espace Jeliotte, à Oloron Sainte-Marie (64)
• Les 25 et 26 septembre, L’Empreinte, à Tulle (64)

Spectacles vus dans le cadre de Multi-pistes, festival de cirque, musique et arts visuels, du 12 au 16 août 2025

À découvrir sur Les Trois Coups :
Festival Multi-pistes 2025, annonce, Le Sirque, Nexon, par Léna Martinelli
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Photo de une : « Clan cabane », cie La Contrebande © Théo Lavanant

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