24 heures de la vie d’une femme
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Avec « Suzy Storck », Magali Mougel signe, dans une langue charnelle, acérée, crue, violente, une tragédie magnifique et bouleversante que Simon Delétang monte dans une forme chorale sobre et distanciée. Dans le rôle-titre, Marion Couzinié confère toute sa densité à cette femme silencieuse.
Qui est donc Suzy Storck, énigme pour sa propre mère et pour son mari ? Que s’est-il passé pour que sa vie tourne au drame ? En s’attachant à remonter le temps, l’autrice démonte le mécanisme implacable qui fait de cette jeune femme la victime d’une existence qu’elle n’a pas désirée, et donc la coupable, « forcément coupable », de la tragédie. La référence à l’affaire du petit Grégory, ainsi qu’à l’analyse célèbre et polémique de Marguerite Duras, peut servir de fil conducteur à la compréhension de cette Médée des temps modernes.
Toutes ces références se trouvent dans le texte de Magali Mougel. Certes cachées, car il est tout, sauf explicatif : ce texte est composé de courtes scènes fortes qui donnent à voir et à entendre la brutalité des situations, l’enchaînement inexorable des non-dits, des quiproquos et des frustrations, sans une seule explication psychologique.
Ils sont quatre face au public, le plus souvent séparés les uns des autres par des murs d’incompréhension. Parfois le fil se tend, puis se rompt : Suzy danse, soudain vivante, elle crie sa douleur, au bord du gouffre. Chacun récite sa partition, Suzy, le mari Hans Vassili, Madame Storck. Le chœur, interprété par le metteur en scène tout de noir et de sévérité vêtu, égrène les lieux et les heures, compte à rebours.
Pour tout décor, quelques objets symbolisent l’immanence du quotidien : une machine à laver, une pile de linge qui monte jusqu’au plafond. Au-dessus de leur tête, une sorte de porte de garage s’ouvre, apportant la lumière éblouissante des néons qui y sont incrustés, puis se ferme. Unités de lieu et de temps, ombre et lumière qui rendent aveugle, poids qui écrase… La scénographie de Simon Delétang est au cordeau.
Coupable, forcément coupable
Plusieurs scènes concourent à mettre en évidence la mise au silence de Suzy : les mots de sa mère, qui la regarde comme une plaie. Pire : comme quantité négligeable. Le plus souvent, celle-ci s’adresse d’ailleurs à son gendre. Dans l’entretien d’embauche, où l’on demande à Suzy de parler d’elle-même – ce qui lui est en vérité interdit, puisqu’on lui enjoint d’être quelqu’un d’autre qu’elle-même – elle reste muette. Mais si Suzy parle peu, son silence est de plomb, son immobilité farouche. Marion Couzinié qui l’incarne avec une présence forte, une gravité lourde, est sublime dans ce rôle. Son regard dit tout de la souffrance, du refus, de l’impossibilité douloureuse d’exister face aux autres. Un regard tout occupé à chercher son chemin.
Derrière l’histoire de Suzy se profilent les questions du féminisme. La maternité est-elle un élément constitutif de la féminité ? N’est-elle pas un leurre, une prison, un pousse-au-crime ? Et que dire d’une sexualité vécue comme une oppression de plus, comme un corps trop lourd qui écrase, étouffe, contraint ? L’amour des enfants va-t-il de soi ? L’homme comme les enfants ne réduisent-ils pas le corps féminin à un morceau de viande ? Les mères tueuses sont-elles des monstres ? Ces questions apparaissent en filigrane : l’écriture n’argumente pas. Elle se contente de jeter une lumière crue sur le désastre. ¶
Trina Mounier
Suzy Storck, de Magali Mougel
Texte publié aux Éditions 34
Mise en scène : Simon Delétang
Avec : Marion Couzinié, Simon Delétang, Françoise Lervy, Charles-Antoine Sanchez et la voix d’Eliot Hénault-Fillion
Scénographie : Simon Delétang
Lumière : Jérémie Papin
Son : Nicolas Lespagnol-Rizzi
Durée : 1 h 20
Théâtre des Célestins • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 10 au 18 octobre 2020, à 20 h 30, dimanche à 16 h 30, relâche le lundi, puis tournée
De 9 € à 24 €
Réservations : 04 72 77 40 00 ou en ligne
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