Sans tabou
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Ne pas se fier au titre a priori bon enfant, du genre Martine à la ferme… « Tom na Fazenda » est une révolte contre l’homophobie et, au-delà, contre toutes formes de dénis, de non-dits, de violences. Là, dans la boue, comment rester debout ? Ce diamant théâtral brut est l’un des spectacles chocs de la saison. Puissance du propos, mise en scène organique, interprétation à fleur de peau… Cette version sauvage et sublime venue tout droit du Brésil n’a pas finir d’avoir du retentissement.
Dévasté par la perte de son compagnon, Tom décide de se rendre, sans y être invité, à ses funérailles. Dans la ferme familiale, il rencontre la mère du défunt, qui ignore l’orientation sexuelle de son fils. Il y fait également la connaissance du frère, paysan rustre et violent, qui, lui, sait tout, mais étouffe la vérité.
Loin d’être une complainte, le texte du québécois Michel Marc Bouchard exprime une saine colère contre l’intolérance et les dérives sectaires. Le brésilien Rodrigo Portella saisit cette écriture traversée de questions intimes et politiques pour dresser un état du monde nauséabond, pointer la régression de nos sociétés.
Sur un plateau recouvert de terre, les personnages livrent un combat sans merci. Sombre, le propos est porté à son incandescence grâce à la présence animale et sensuelle des comédiens dans cette arène où tout est possible, surtout le pire. Entraînés dans une spirale de mensonges, les quatre personnages endossent de jeux de rôles, sans vraiment dompter leurs pulsions.
Acteur, producteur et traducteur, principalement à Rio de Janeiro, Armando Babaioff, qui tient le rôle-titre, a créé la compagnie Quadrovivo avec le désir d’internationaliser ses productions. Présenté à La Manufacture au dernier festival OFF d’Avignon, Tom na Fazenda poursuit donc sa tournée, entamée en 2017 au Brésil, alors pays tristement célèbre pour le nombre record de meurtres homophobes. Depuis, le spectacle a reçu 25 récompenses, dont le prestigieux Prix de la Critique du meilleur spectacle du Festival TransAmériques (FTA).
Debout
Jeune publicitaire, Tom vient de la ville. Urbain sophistiqué, il ne ménage pas ses efforts pour s’adapter aux us et coutumes de cette campagne profonde, mais il représente l’Étranger. Avec sa particularité de « déchirer les visages », Francis semble tout droit sorti du film d’Ettore Scola, Affreux, sales et méchants. Sa mère, quant à elle, est tout en ambiguïtés. Omniprésente, sa douleur est aussi oppressante. L’arrivée d’Hellen, la prétendue petite-amie du défunt, fait tourner la situation au ridicule avant de la faire virer au drame. Difficile de se relever de la perte d’être chers, d’autant plus quand il y a vol d’un deuil !
Magistrale, la mise en scène a su tirer parti des tensions palpables de cette pièce construite comme un thriller psychologique. Elle ne manque pas de lyrisme. Magnétiques, Armando Babaioff et Gustavo Rodrigues réalisent une performance exceptionnelle pour traduire le désir inconscient et l’amour interdit, le dégoût autant que la tendresse. Les contradictions se dévoilent à mesure que s’instaure la proximité entre les personnages. Le jeu du duo culmine en intensité dans une séquence chorégraphiée inoubliable, une joute qui révèle leurs parts d’ombre. L’engagement est viscéral, avec une sensibilité à fleur de peau, une vraie profondeur dans l’interprétation.
Il fallait aussi une grande intelligence pour diriger ces acteurs-là. Rodrigo Portella tranche dans le vif et donne à sentir un sentiment d’urgence. Les lumières subliment les corps à corps, mais le regard sur les violences physiques et psychologiques sont sans aucune complaisance. L’atmosphère moite suscite le malaise de bout en bout. Certaines images, d’un réalisme cru, provoquent l’effroi. Efficace, la scénographie fait du mensonge un terreau où s’épanouit notre penchant naturel pour la domination. Pas de décor. Juste de la terre. Or, comme si on regardait un film, on visualise l’intérieur de la maison, l’étable, l’église, la répugnante fosse aux vaches.
Dans la boue
Surtout, le geste esthétique se veut aussi politique. Ce règlement de compte familial donne une idée de ce que peut être un monde qui bascule dans le chaos. Au-delà de la haine de l’homosexuel, la mise en scène révèle la grandeur tragique et universelle de ce texte écrit en 2011 : « Tom na Fazenda nous montre à quel point notre individualité est affectée par une construction sociale qui tente de reproduire un comportement dominant », précise Rodrigo Portella. « Par peur de ne pas être acceptés pour ce que nous sommes, par crainte du regard de l’autre face à la différence, nous taisons nos envies, nos désirs et nos vérités ».
Dans ce coin très reculé, la terre fertile devient effectivement boue par la bêtise des gens, leur conformisme. De l’inéluctable ascension de la violence dans une ferme à celle, bien réelle, dans un monde opaque et glauque où règnent la brutalité des hommes et la perversité… Impossible de ne pas penser au pays corrompu de Bolsonaro : « Du côté du Brésil patriarcal, toute personne pouvant déstabiliser la triade famille-église-propriété est considérée comme un « ennemi national », pour le maintien des privilèges d’une classe dominante, principalement agraire, aux commandes de ces espaces ruraux depuis cinq siècles. Tuer ceux qui perturbent ce système est, d’une certaine manière, légitime et tacitement autorisé dans un pays où la vie des femmes et des personnes pauvres, périphériques, noires, autochtones, handicapées, âgées, lgbtqia+ ne vaut presque rien », poursuit le metteur en scène.
Depuis, le régime politique a changé. Mais une révolution ne se fait pas du jour au lendemain. La preuve avec les résistances au « progrès » et la montée des fascismes un peu partout. Puisse ce spectacle nous alerter sur ses effets dévastateurs. 🔴
Léna Martinelli
Tom na Fazenda, de Michel Marc Bouchard
Traduction : Armando Babaioff
Cie Quadrovivo
Mise en scène : Rodrigo Portella
Avec : Armando Babaioff, Soraya Ravenle, Gustavo Rodrigues, Camila Nhary
Scénographie : Aurora dos Campos
Lumières : Tomás Ribas
Costumes : Bruno Perlatto
Musique : Marcello H.
Chorégraphie : Toni Rodrigues
Durée : 2 heures
En portugais brésilien surtitré en français
Déconseillé aux moins de 16 ans
Théâtre Paris-Villette • 211, avenue Jean Jaurès • 75019 Paris
Jusqu’au 5 avril 2023, mardi, mercredi, jeudi, samedi à 20 heures, vendredi à 19 heures, dimanche à 15 h 30
Tarifs : de 9 € à 24 €
Réservations : 01 40 03 72 23 ou en ligne
Tournée 2024 ici :
Les 18 et 19 janvier, Espace Bernard Marie Koltès, scène conventionnée d’intérêt national de Metz (57)
Les 23 et 24 janvier, Bonlieu scène nationale d’Annecy (74)
Le 27 janvier, Espaces pluriels, à Pau (64)
Le 2 février, L’Onde, théâtre centre d’art, à à Vélizy-Villacoublay (78)
Le 6 février, L’Azimut, Théâtre La Piscine, à Chatenay-Malabry (92)
Le 8 février, Espace Marcel Carné, à Saint-Michel-sur-Orge (91)
Le 10 février au Théâtre Levis-Strauss, Quai Branly, dans le cadre de la carte blanche à Bintou Dembélé : « Queerness, les suds autrement », à Paris (75)
Le 13 février, Théâtre Royal, à Mons (Belgique)
Le 16 février, Théâtre Liberté, scène nationale, à Toulon (83)
Les 20 et 21 février, Théâtre Joliette, à Marseille (13)
Le 1er mars, Théâtre de Châtillon (92)
Le 6 mars, Théâtre du Passage, à Neuchatel (Suisse)
Le 8 mars, Le Reflet, à Vevey (Suisse)
Du 12 au 16 mars, Théâtre national Wallonie-Bruxelles (Belgique)
Le 20 mars, Scène nationale 61, à Alencon (61)
Le 22 mars, L’Éclat, à Pont-Audemer (27)
Le 25 mars, Le Rive Gauche, à Saint-Étienne-du-Rouvray (76)
Les 28 et 29 mars, Le Trident, scène nationale de Cherbourg
Du 3 au 5 avril, Le Sorano, à Toulouse (31)
Du 9 au 13 avril, TNB, dans le cadre du festival Mythos – Rennes (35)
Le 16 avril, Le Carré magique, scène nationale de Lannion (22)
Le 18 avril, Théâtre des Jacobins, à Dinan (22)
Le 21 avril, Théâtre Onyx, à Saint-Herblain (44)
Les 25 et 26 avril, le Théâtre, scène nationale Grand Narbonne (11)
Le 30 avril, L’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège (09)
Du 14 au 16 mai, Théâtre de Namur (Belgique)
Les 21 et 22 mai, L’Ancre, Théâtre Royal, à Charleroi (Belgique)
Photos : © Victor Novaes © Victor Pollak