Amours à rebours
Florence Douroux
Les Trois Coups
C’est un brasier qui se rallume progressivement, après son extinction. Une histoire d’amour(s) racontée à contre-courant, dont nous découvrons la fin avant d’en connaître la genèse. Tatiana Vialle s’empare de « Trahisons », d’Harold Pinter, dont elle propose une vision assez classique, mais profonde, autour de comédiens qui naviguent avec aisance dans ce flux inversé, Swann Arlaud en tête.
Emma, galeriste, est mariée à Robert, éditeur à succès. Elle a eu une liaison de sept ans avec Jerry, agent littéraire, meilleur ami de Robert. D’une manière extraordinaire, Pinter explore les liens du trio, dissèque le visible comme l’invisible, avec peu de mots mais bien des non-dits, des esquives, et des coups bas, aussi. L’essentiel est deviné en filigrane, car ce qui compte est lâché à la hâte, au cours de brefs dialogues troués de vides ou égarés sur des broutilles.
La pièce est d’une grande sophistication narrative. L’auteur commence par la fin, lorsque les couples sont déjà séparés. Pas de suspens sur l’issu, donc. L’amour est déroulé à l’envers. Un jour de printemps 1979, Emma et Jerry se retrouvent dans un bar londonien, deux ans après leur rupture. Emma annonce à son ex-amant sa séparation avec Robert. Neuf tableaux plus tard, nous aurons remonté le fil de l’histoire jusqu’à son tout début, en 1968. Une traversée à reculons, sédimentation progressive mais inversée, qui charge les mots en les éclairant au fur et à mesure de la rétrospective. Ce procédé invite le spectateur à une vigilance particulière, pour prendre le train de cette mémoire à rebours qui remonte à l’origine des premiers feux.
Cohésion et fluidité
Tatiana Vialle s’est emparée de l’adaptation et de la mise en scène de ce texte avec son habituelle finesse. Évitant le piège du morcellement, elle préserve toute la cohésion au puzzle, chaque scène montrant, dans son imbrication aux autres, les fusions et confusions des états d’âme agitant les protagonistes. Des éléments lumineux, année 70, permettent de changer en quelques glissements l’espace et le temps, tout en restant présents d’une scène à l’autre. Une impression de familiarité toute justifiée.
Témoin silencieux de scènes entre Emma et Jerry, Robert apparait assis en fond de scène, ou traverse silencieusement le plateau. Jerry quant à lui apparaîtra dans la scène d’aveu entre le mari et sa femme. S’il n’est pas nouveau, le procédé est efficace dans l’expression de la porosité des liens. La présence du troisième rôde dans chaque échange. Lorsqu’ils sont deux, ils sont encore trois. Amour, amitié et trahison circulent au sein du trio, continuellement, chacun étant aimé et trahi en même temps. Une seule histoire se déroule sous nos yeux, comme une longue phrase amorcée par son point final pour revenir à la majuscule initiale. On aurait presqu’aimé, dans cet élan si fluide, moins de pauses musicales entre chaque séquence.
Sous haute tension
C’est une belle Emma énigmatique qu’incarne Marie Kauffmann. Pinter a laissé quelques indices sur son personnage féminin, saisis au vol par Tatiana Vialle. Cette femme-là s’émancipe. « Je devais lui dire », répète-t-elle trois fois à Jerry. Par souci d’honnêteté ou pour préparer l’éloignement ? « Tu n’as jamais pensé à changer de vie » ? demande-t-elle, bien des années avant à son amant. On est tenté d’entendre, en creux, son propre souhait. Marie Kauffmann joue donc une Emma un peu distante, dont on comprend, en remontant le temps, l’envie de liberté. C’est bien vu. Dommage pourtant que l’émotion ait du mal à nous parvenir.
Swann Arlaud, amant blessé, et Marc Arnaud, mari trompé, habitent le plateau d’une présence émouvante. Mensonges et trahisons pèsent sur leurs épaules, se logent dans l’endroit et l’envers de leurs mots. Une fois de plus, Swann Arlaud est bluffant de naturel et de redoutable simplicité. La langue ô combien elliptique de Pinter lui va comme un gant. « Je n’ai pas besoin de penser à toi », répète-t-il à Emma. Trois fois rien dans la modulation de sa voix, et le silence qui suit en dit long comme le bras.
Duplicité
Le comédien fait planer toutes les ambiguïtés de ces mots à double tranchant, dont nous, spectateurs, cherchons systématiquement le degré d’innocence. « Vous dormez comment en ce moment ?». Un bref moment, nous imaginons la duplicité de cette question à Robert. Mais nous sommes en avance sur l’intrigue – c’est le génie de cette écriture – car à ce moment-là, Jerry ne sait pas que Robert sait. Swann Arlaud navigue avec aisance dans cette partition du trouble, oscillant entre maladresse, tristesse, inquiétude ou affolement. Merveilleux dans sa déclaration éperdue à la belle, très alcoolisée… le mari à deux pas.
Seul à savoir qu’il sait, Robert prend en traître, une petite revanche dans la blessure. Marc Arnaud trouve un juste équilibre, jouant sur la crête, entre celui qu’on a trahi et celui qui trahit à son tour, en se taisant. Car Robert, qui a débusqué la liaison, referme ses mots piégeux sur ses deux proies. Le comédien, très expressif, sert avec précision la virtuosité de l’auteur, resserrant l’étau dans deux des scènes centrales.
Ainsi, dans la scène de l’aveu, Robert, en quelques répliques sèches, accule sa femme. Le mouvement est imparable. Comme on jette des cailloux dans l’eau en observant les ondes, le mari provoque et guette, très fort à la manœuvre. « Tu trembles… tu as froid ? », demande-t ‘il à Emma au bord du gouffre. Marc Arnaud tient le cap haut la main. La scène d’ivresse à la Trattoria est elle aussi un grand moment. Le comédien évolue sur la corde tendue entre cruauté, souffrance, et sincérité. En haute tension.
« On s’est beaucoup aimé / On s’aime toujours ». Qui parle de qui ? Et quand ? Laissons planer le mystère, car là réside aussi le vertige de la pièce.
Florence Douroux
Trahisons, d’Harold Pinter
La pièce (traduction de Olivier Cadiot) est représentée par L’Arche éditeur et agence théâtrale
Le texte est édité chez Gallimard (adaptation française d’Éric Cahane)
Mise en scène : Tatiana Vialle
Avec : Swann Arlaud, Marie Kauffmann, Marc Arnaud
Durée : 1 h 30
Théâtre de l’Œuvre • 55, rue de Clichy • 75009 Paris
Du 29 janvier au 30 mars, du mercredi au samedi à 21 h, le dimanche à 18 heures, relâche le 20 mai
Tarifs : de 17 € à 24 €
Réservations : Billetterie en ligne • Tel. : 01 44 53 88 88
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Trahisons, mise en scène de Serge Onteniente, par Sylvie Beurtheret
☛ Dispersion (Ashes to Ashes), de Harold Pinter, par Trina Mounier
☛ Exécuteur 14, d’Adel Hakim, mise en scène de Tatiana Vialle, avec Swann Arlaud, par Florence Douroux
Photos : © Caroline Bottaro